Le mythe Tintin : retour sur le passé politique d’Hergé

RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite  | Dimanche 10 juillet 2022 Première publication : 8 mai 200|


LES GRANDES INTERVIEWS DE RÉSISTANCES | REPUBLICATION. Georges Remi, dit « Hergé », le père de la ligne claire et de Tintin fut le compagnon de route de plusieurs dirigeants de l’extrême droite belge. Hergé collabora aussi au Soir volé, alors crypto-nazi. Son principal personnage deviendra ensuite une référence pour la droite pure et dure. En est-il coupable ? Un nouveau livre publié en 2001 rouvre le « dossier Hergé ». Le journal RésistanceS s’est entretenu sur ce sujet polémique avec Alain Colignon, historien belge spécialiste de la Collaboration durant l’Occupation allemande de la Belgique | Propos recueillis par Manuel Abramowicz

Photo : L’historien Alain Colignon © Photo : Manuel Abramowicz.

 

Tintin, c’est du belge ! Avec toutes les contradictions propres à notre petit pays. Issu des rangs de la droite catholique, tendance maurrassienne, Hergé fut l’ami de Léon Degrelle. Après 1940, sa carrière professionnelle se poursuivra au sein du journal Le Soir, volé par la propagande nazie et dirigé par un quarteron de collaborationnistes belges de la pire espèce. Erreur de jeunesse, disent les plus acharnés tintinophiles. Certains d’entre eux, comme l’« hergélogue » (sic) Philippe Goddin dans les colonnes du quotidien Le Soir du 12 mars dernier, pensent que « cinquante ans et quelques après la fin de la guerre, il serait temps qu’on cesse de taxer d’incivisme, sans discernement, tous ceux qui ont pu, à l’époque, mettre quel qu’espoir dans l’avènement d’une société nouvelle ». Pour sa part, Stéphane Steeman, humoriste, tintinophile d’avant-garde et lié - comme Hergé - à la droite catholique musclée, avait déjà affirmé, en 1999, « on ne peut rien reprocher à Hergé. Tout au plus quelques gaffes, des erreurs de jeunesse ».


D’autres pourtant continuent d’estimer qu’Hergé fut bien plus qu’un simple petit « collabo » aveuglé par un plan de carrière ambitieux. C’est le cas de Maxime Benoît-Jeannin. Cet écrivain français - qui vit à Bruxelles - vient en effet de consacrer un livre entier aux « aventures » collaborationnistes du jeune Hergé (1). À ce sujet, nous avons rencontré Alain Colignon, historien au Centre de documentation et d’études Guerres et sociétés contemporaines (CEGES). Retour sur un tabou belge.

 

INTERVIEW Manuel Abramowicz : Selon vous, Hergé peut-il être considéré comme un ancien collaborationniste ?
Alain Colignon :
 Tout d’abord, il faut revenir aux années d’avant-guerre. Le père de Tintin est le fruit de son époque et la « victime » de son milieu sociologique. Il provient de la droite catholique marquée par les années 1930 et la situation politique de cette décennie. La Révolution soviétique de 1917, son influence sur le reste du monde, la guerre civile espagnole ou le Front populaire en France sont des événements qui mobilisèrent cette droite à laquelle Hergé appartenait. Pour ce milieu ultraconservateur, la « peur du rouge » est une constante. Notre illustre dessinateur va rencontrer sur son chemin, au collège bruxellois Saint-Boniface par exemple, des personnalités qui incarneront l’extrême droite religieuse et culturelle de l’époque. 

 

Il y a tout d’abord l’abbé Wallez, le véritable père spirituel d’Hergé, mais aussi Paul Jamin, qui, sous le pseudonyme de « Jam », dessinera les caricatures antipolitiques et antisémites dans Le Pays réel, l’organe du parti Rex. Léon Degrelle, le « Chef » de cette formation électorale fascistoïde, se retrouva aussi sur le chemin emprunté par Hergé. Mais jamais ce dernier n’adhérera à Rex. Peut-être parce que, somme toute, Hergé, à l’instar de la majorité des Belges, ne se préoccupait pas vraiment des affaires politiques.


Quand les nazis vont s’installer chez nous, le jeune dessinateur va néanmoins en profiter. Bien plus professionnellement que politiquement parlant. Hergé est très ambitieux. Il veut réussir dans le domaine artistique. Il doit donc s’imposer. Peu importe le contexte politique. Pour Hergé, il faut faire avec. Jamais, il ne considérera qu’il a été un « collabo ». Hergé se définissait comme un « simple travailleur » qui devait continuer à travailler pour survivre. Au même titre que l’ouvrier continuant à se rendre chaque matin à l’usine. Hergé a donc tout simplement poursuivi son « plan de carrière » au sein de la rédaction du « Soir volé ».


Le journal Le Soir était alors dirigé par Raymond De Becker qui, issu des rangs démocrates-chrétiens, devint au fil du temps un fasciné, adepte du national-socialisme. Contrôlé et toléré par les nazis, ce quotidien avait une diffusion maximale. À un moment donné, il ira jusqu’à tirer à 300.000 exemplaires. Tintin contribua partiellement au succès du « Soir volé ». Les années 40-44 furent les meilleures pour Hergé. Il n’a jamais autant dessiné. De plus, parmi le lectorat du Soir, il fidélisera un public de plus en plus tintinophile. Avec des dessins, en règle générale, apolitiques qui n’évoquèrent que rarement la guerre ou l’occupation. Si ce n’est bien sûr dans « L’Étoile mystérieuse », aventure de Tintin où effectivement une touche clairement anti-américaine et antisémite se manifeste sans complexe. Les rafles visant à déporter les Juifs de Belgique vers le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau s’organisèrent durant cette même période…


M.AZ : A la Libération, le père de Tintin n’a pas vraiment été inquiété par la justice, contrairement à ses amis politiques Wallez, Jamin, De Becker... Aurait-il dû l’être d’avantage ?

A.C : Les traits d’antisémitisme que l’on pouvait déceler dans les aventures du jeune reporter belge dessinées sous l’occupation et la nature de l’engagement collaborationniste d’Hergé n’ont pas été jugés suffisamment graves pour justifier son renvoi devant un tribunal. 

 

Le « cas Hergé » fut rapidement oublié par les magistrats qui avaient alors de plus lourds dossiers à boucler. Toutefois, selon moi, le « dossier Hergé » méritait tout de même une véritable sanction. Les deux nuits qu’il passa en prison sont vraiment très faibles. Pour son engagement dans les rangs des collaborateurs, marqué certainement par son ambition professionnelle - mais cela n’excuse pas ses actes -, on aurait dû le condamner à une sanction civique en lui retirant, pour quelques années, ses droits civils et politiques. Un plus long séjour en prison lui aurait aussi permis de réfléchir à son soutien artistique aux nazis.


M.AZ : Jusqu’à son décès en 1994, Léon Degrelle affirmera avoir servi de modèle à Hergé pour créer le personnage de Tintin. Une certaine extrême droite continue à faire du jeune reporter blond l’un de ses fétiches favoris. Alors, « Degrelle en Tintin » et Tintin devenu le héros de la droite pure et dure, la thèse est-elle plausible ?

A.C : Les liens maintenus après la guerre que revendique Léon Degrelle avec Hergé me paraissent suspects. L’ex-chef de Rex a tellement menti durant sa carrière politique que je pense que cette affirmation est un mensonge de plus. Que l’extrême droite ait essayé de récupérer à son profit le « mythe Tintin », pourquoi s’en étonner ? Mais à qui la faute ? En effet, Hergé n’a jamais condamné ses amitiés politiques d’extrême droite rencontrées avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Son engagement au Soir proallemand ne fut jamais renié. Parce que pour lui, il n’avait pas collaboré avec l’occupant nazi. Toutefois, tout ce que peut dire et faire l’extrême droite pour récupérer le patrimoine Tintin, Hergé n’en est pas responsable. Puisqu’il est mort maintenant depuis plus de dix-huit ans.


Propos recueillis  
par Manuel ABRAMOWICZ,

Bruxelles, 15 mars 2001

pour le journal RésistanceS

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(1) Maxime Benoît-Jeannin, « Le Mythe Hergé », éditions Golias, Lyon, 2001, 94 pages.




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