Pourquoi l’extrême droite électorale arrive aussi maintenant au Portugal ? Par Jean Lemaitre

RésistanceS Observatoire belge de l’extrême droite Bruxelles Mercredi 27 janvier 2021 | 09 : 31

Le dirigeant-fondateur de Chega André Vantura avec Marine Le Pen, au début janvier 2021 à Lisbonne. Photo : réseau social.











DROITE POPULISTE LUSITANIENNE – Ce dimanche au Portugal se déroulait le premier tour de l'élection pour la présidence de la république. Face à une droite floutée par des entorses idéologiques, une gauche divisée et un taux d’abstention important (60 %), le fondateur de Chega, une nouvelle formation d’extrême droite, est arrivé en troisième position. C’est historique. Jusqu’alors, ce pays était effectivement un cas isolé en Europe où partout – de l’ouest à l’est – les partis nationaux-populistes et identitaires ne cessent de monter. Pourquoi l’exception portugaise n’en est plus une ? Voici une analyse proposée par Jean Lemaitre, professeur émérite de l’IHECS, journaliste et auteur spécialiste du Portugal [M.AZ]. 


L’un des candidats au premier tour de la présentielle portugaise qui s’est déroulé ce dimanche, André Ventura, a recueilli près de 12% des votes. Il arrive en troisième position, talonnant de près la candidate socialiste Ana Gomes. Mais qui est ce nouveau venu dans le paysage politique ? André Claro Amaral Ventura (38 ans) est le jeune dirigeant de Chega ! (« Ça suffit ! »), un parti d’extrême droite raciste, homophobe… qui se revendique officiellement comme étant plutôt « national, conservateur, libéral et personnaliste ». Il y a une bonne année, aux précédentes législatives, Chega recueillait 1% des voix…. Et un député (Ventura en personne). Une première pour un parti d’extrême droite après la chute de la dictature en 1974. Le vers était dans le fruit !


ABSTENTION : 60 %

La progression en si peu de temps de ce parti est spectaculaire, et gagne toutes les régions du Portugal, du nord, traditionnellement plus à droite, au sud, traditionnellement très à gauche. En Alentejo (superficie égale à la Belgique, au sud du Tage, épicentre de la Révolution des œillets de 1974 contre le dictature), où communistes et socialistes rassemblent depuis une quarantaine d’années les trois quarts des suffrages, c’est un séisme politique : Chega arrive en deuxième position, avant les deux forces de gauche.


Cela étant, cette élection présidentielle s’est déroulée dans des circonstances très particulières. En plein regain d’épidémie de la covid-19, et une situation sanitaire catastrophique, la campagne n’a pu se passer de façon normale. Il faut néanmoins saluer le sursaut citoyen. Hier, l’abstention s’est élevée à 60 %. Ce qui est peu compte tenu de la situation critique dans le pays. Plus de 40 % de la population en âge de voter s’est rendue aux urnes, malgré le danger, convaincue que la santé de la démocratie primait sur tout.


Le vainqueur, dès le premier tour, est Marcelo Rebelo de Sousa (72 ans), le président sortant. Il reste donc pour cinq ans le chef de l’État. Celui que tout le monde appelle affectueusement « Marcelo » est une personnalité, il est vrai, hors du commun. Issu du Partido social democrata (PSD), classé au centre-droit, Marcelo Rebelo de Sousa a fait le choix de cohabiter, en tant que « gardien de la Constitution », de façon respectueuse et constructive, avec Antonio Costa (59 ans), le premier ministre socialiste du pays, dont le mandat a été renouvelé aux dernières législatives, à la tête de son parti, renforcé. S’ajoute à cela que « Marcelo » est populaire, par son style de vie simple, son contact humain sincère avec les Portugais, et son indépendance d’esprit.


CONFUSION BÉNÉFIQUE À L’EXTRÊME DROITE

La direction et la majorité du parti socialiste au Portugal, pour cette présidentielle, ont décidé – à mon avis, une grave faute politique – de soutenir implicitement, en réalité quasi explicitement, la candidature de Marcelo Rebelo, plutôt considérée comme centriste. Ce qui a introduit pas mal de confusion dans la mesure où cette tendance plus droitière du PS mêlait son soutien à celui des deux principaux partis de droite, dans l’opposition actuellement, le PSD et le Centro democrático y social-Partido Popular (CDS), appuyant Marcelo. Dans ce contexte, il faut louer le courage et la lucidité politique de la socialiste Ana Gomes qui, sans soutien, voire sabotée par son propre parti, s’est lancée dans la course électorale, avec des valeurs bien affirmées de gauche et démocratiques. Avec un peu plus de 12 % des suffrages, cette femme politique de convictions a, dans ces conditions, obtenu un score honorable, même si elle n’a pu imposer un second tour d’élection, ce qui constituait un de ses objectifs.


LES ÉLECTEURS DE CHEGA, DES MÉCONTENTS DE TOUS BORDS ?

Au Portugal, au contraire de la France, c’est le premier ministre qui gouverne. Le président est garant des grands équilibres et de la démocratie, ce qui n’en fait pas pour autant une simple potiche. En observant les protagonistes lors des précédentes élections présidentielles, il est courant que des candidats, peu connus au départ, obtiennent des scores élevés, bien différents de ce qu’ils auraient obtenu aux législatives aux enjeux supérieurs. André Ventura, le fascisant, grande gueule à la Mussolini, ami proche de Marine Le Pen, avait donc, avec une gauche émiettée, une sorte de boulevard devant lui, ayant la manière, à l'aide d'un discours simpliste, de rassembler les mécontents de tous bords. 


D’où viennent les 11% d’électeurs de Ventura ? Cela méritera dans les jours prochains des analyses en profondeur. Mais il semble bien que le jeune candidat d’extrême droite ait drainé pas mal d’électeurs très à droite, mécontents que le PSD et le CDS soutiennent un candidat, Marcelo, trop modéré à leur goût. Plus grave et inquiétant, Chega paraît avoir attiré aussi dans ses filets nombre de citoyens votant habituellement à gauche et à l’extrême gauche, captant un électorat populaire fragilisé socialement, esseulé, inquiet, désorienté et cédant aux discours démagogiques du « tous pourris ».


PRÈS DE 8 % POUR LA GAUCHE RADICALE 

À cette présidentielle, le Partido comunista português (PCP) - qui est resté une force politique relativement importante après la chute du Bloc soviétique, avec le KKE grec, à la différence des PC français et italien - obtient la quatrième place avec un score de 4,1 %. Et pourtant, de mon œil subjectif, j’avais trouvé que le candidat du PCP, le biologiste et député européen Joao Ferreira (42 ans), avait réalisé une campagne très dynamique, avec un ton offensif et unitaire, tranchant avec certains penchants sectaires connus chez les communistes portugais.

En cinquième position, avec 3,7%, la députée européenne Marisa Matias (44 ans), la candidate du Bloco de esquerda (BE, Bloc de gauche), parti qui aux dernières législatives avait obtenu environ 10 %. Le BE étant un parti plus jeune (il a été fondé en 1999), ses valeurs sont finalement assez proches de celles du PCP. À quoi est due cette chute du Bloco ? Sans doute au fait qu’une partie importante de son électorat - plus composite et volatile que celui du très organisé PCP ? - ait choisi par pragmatisme de voter dès le premier tour pour « Marcelo ». 


LA DROITE VA-T-ELLE RALLIER L’EXTRÊME DROITE ?

Reste à voir la manière dont la droite portugaise, dans l’opposition, va se réorienter. Un signal qui n’augure rien de bon : aux récentes élections régionales aux Açores, le PSD n’avait manifesté aucun scrupule à s’allier au mussolinien Chega pour rejeter dans l’opposition le candidat socialiste pourtant arrivé en tête. Le Portugal, assurément, est à la croisée des chemins …


JEAN LEMAITRE
Invité par RésistanceS

|Observatoire belge de l'extrême droite





QUI EST L’AUTEUR DE CET ARTICLE ? 
Amour de ce pays depuis bien longtemps, Jean Lemaitre est un spécialiste belge du Portugal. En particulier de son histoire et de sa vie politique. Il a également été journaliste à la fin du siècle dernier, au Drapeau Rouge ou encore au quotidien de gauche Liberté. Après sa longue expérience de journaliste, il est devenu en 2002 professeur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales (IHECS). Jean Lemaitre est aussi l’auteur de nombreux livres. Citons à titre d’exemples : « La Communes des lumières, une utopie libertaire (Portugal, 1918) » (éditions Otium, Ivry-Sur-Seine, 2020) et « Signé Zarco! Le Christophe Colomb portugais » (réédition fin janvier 2021 aux éditions Jourdan).

Son article d’analyse 
sur le succès du candidat d’extrême droite à l’élection présidentielle portugaise, que vous venez de lire ci-dessus, a été une première fois publié sur son mur Facebook, ce lundi 25 janvier 2021. Avec son aimable autorisation, il a été republié sur le site de RésistanceS. Le titre, le chapeau, les sous-titres, la photo d’ouverture et des rajouts d’informations factuelles sont de notre rédaction. Il s’agit donc d’une version allongée à la première [M.AZ].


Retrouvez Jean Lemaitre sur le Net : jeanlemaitre.com



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