Autopsie de la dérive confusionniste de Michel Onfray

RésistanceS Observatoire belge de l'extrême droite Bruxelles Samedi 30 mai 2020   19 : 20

Ce vendredi, le philosophe « libertaire » Onfray débattait encore en toute fraternité avec l'écrivain
néoconservateur Zemmour sur les antennes de CNews © DR Réseau social

DOSSIER POLÉMIQUE – Après avoir été l’un des « compagnons de route » de la gauche radicale, le philosophe « socialiste libertaire » est désormais accusé de complaisance avec l’extrême droite pour mener son combat contre « l’Empire maastrichien » dont Macron est le suppôt. Le lancement dans quelques jours de son journal souverainiste, Front populaire, est une nouvelle pièce à charge à son encontre
 – AUTOPSIE PAR THEO POELAERT (JOURNAL RÉSISTANCES)

Parmi la longue liste des philosophes et essayistes français contemporains, Michel Onfray est sans doute le plus prolifique. Écrivant comme il respire, il est l’auteur de plus d’une centaine de livres de 1989 à aujourd’hui, soit en moyenne plus de trois ouvrages par an. Il est aussi le plus déconcertant, le plus imprévisible, le plus inclassable, si ce n’est dans la frange des intellectuels francs-tireurs, explosant les mythes et pourfendant les idées reçues. Du Marquis de Sade à Sigmund Freud, en passant par le Christianisme et l’Islam. La plupart des essais de Michel Onfray sont des critiques non-conformistes et revendiquant un athéisme militant en dehors de tout dogme. Ses écrits s’attaquent sans détour, et dans le détail, aux institutions formelles et informelles constituant le patrimoine de l’élite intellectuelle française. 

Succès de foule
Malgré sa prise de distance depuis sa terre natale normande, loin des milieux littéraires parisiens, son approche hors-normes suscite longtemps l’intérêt de la presse écrite et du petit écran, dont il est bon client. Ses interviews et ses participations à des débats, talk-shows, journaux télévisés sont fréquentes. À la fois pris par la crainte de devenir complice à ses dépens de « la société du spectacle » - si bien décrite par le libertaire Guy Debod, cofondateur de l’Internationale situationniste - et surtout épris de liberté et d’indépendance, Onfray accouche en 2016 de sa propre web-tv payanteMichelOnfray.com, où sont notamment rediffusés les cours de son Université Populaire de Caen. Ce campus qu’il fonde en 2002, en réaction au passage de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle, fonctionne en dehors de tout carcan académique traditionnel. L’orateur développe son sujet dans un forum où le public peut prendre la parole, grâce à un enseignement gratuit et ouvert à tous. Sur sa web-tv l’on trouve également ses vidéos hebdomadaires commentant l’actualité. Si ce média compte des milliers d’ abonnés, ses nombreuses conférences visibles gratuitement sur le web-canal publicitaire Youtube sont consultées par des centaines de milliers de personnes. Un succès de foule.

Très critique tant sur le système électoral français, que sur « les magouilles Benallesques » et la violence sociale et policière de la présidence Macron, son texte pamphlétaire « Lettre à Manu sur le doigté et son fondement »en octobre 2018, signe la mise au ban de Michel Onfray des médias du « service public ». Des engagements d’émissions sont rompus du jour au lendemain, notamment sur la radio France Culture, ses invitations télévisuelles se raréfient. Onfray n’est plus un produit qui bénéficie de la promotion d’antan. Depuis lors, ses passages redoublent sur les antennes privées : petit écran (CNews, LCI, TF1), web-TV, ainsi que sur les ondes, notamment dans l’émission de Sud Radio « Les incorrectibles », en partenariat avec le magazine « facho-bobo » L’incorrect, fondé par des amis de Marion Maréchal Le Pen, dans le but de concilier droite et extrême droite. 

Un libertaire en rupture avec la gauche radicale
Venu au monde le premier jour de l’année 1959, au seing d’un milieu social défavorisé, son père est ouvrier agricole et sa mère travaille comme femme de ménage, il se revendique socialiste libertaire, en particulier du courant proudhoniste de l’anarchisme. En même temps,il déclare regretter la division de la gauche radicale. L’anar Onfray ira tour à tour soutenir le Nouveau parti anticapitaliste (NPA), initié par la célèbre très trotskiste Ligue communiste révolutionnaire (LCR), puis le Front de Gauche mené par Jean-Luc Mélenchon en association avec le Parti communiste. Mais très vite, désagréablement surpris par une déclaration de Mélenchon défendant le bilan du régime Cubain (dans le contexte particulier de l’embargo qu’il subit depuis près de soixante ans !), Onfray marquera une rupture nette et brutale. Il participera désormais activement et sans relâche à une critique de cette gauche révolutionnaire, et même au « Mélenchon-bashing » dont sont très friands la gauche social-démocrate et les médias mainstream : « Mélenchon le petit », « Mélenchon le jacobin », « Mélenchon le Robespierriste »... Quant au principal intéressé de ce lynchage, il feint d’ignorer ses attaques, il se garde bien de répliquer, cela ferait le jeu de l'ennemi. A ce jour, il n’y a pas encore eu de duel Mélenchon-Onfray, au grand regret des éditorialistes parisiens. Pourtant celui-ci est inévitable. 

Admettons qu’au sujet de « l’incorruptible » Maximilien de Robespierre (1758–1794), les avis sont tranchés. La vérité des faits historiques a traversé la galerie des miroirs déformants du « révisionnisme versaillais » contre-révolutionnaire. Disons, pour faire haut et court, que la position d’Onfray en matière de Révolution française, est clairement du côté des girondins. De ce courant idéologique, qui va former un groupe politique à l’Assemblée législative pendant la Révolution, et ensuite à la Convention nationale, Onfray retient surtout le caractère modéré, pragmatique, ainsi que la volonté de décentraliser les pouvoirs. Il feint d’ignorer à son tour que les girondins étaient affairistes, adeptes du libéralisme économique, plutôt que du courant libertaire. Onfray l’antilibéral n’est pas à une contradiction près. Disciple de Pierre-Joseph Proudhon (1809–1865), il reconnait en lui la face soft de l’anarchisme. Mais également son corpus sur le « capitalisme populaire » sans doute encore. Ainsi Onfray se retrouvera en 2017 à la tribune d’un colloque dont le titre ne laisse aucun doute sur son appartenance à l’une des tendances de l’anarchisme :« Proudhon, l’anarchie sans le désordre ». Plus précisément, ce colloque était sponsorisé par Alain de Benoist, théoricien identitaire d’extrême droite au service de ladite « civilisation européenne ».


En Belgique, Michel Onfray est toujours 
soutenu par le scientifique libertaire
Jean Bricmont, lui
aussi partisan du repli souverainiste.
© DR Réseau social
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Virage
Est-ce par simple goût de la confrontation des idées, ou en réaction aux critiques condescendantes de la presse parisienne « progressiste » (Le Monde,Libération,L’Obs...), qu’Orfraie accepte, ces dernières années, de se profiler en compagnie de personnalités d’extrême droite ? Ses traversées du Rubicon ne sont-elles pas propices à favoriser de néfastes récupérations idéologiques, donc inévitablement à développer et entretenir le confusionnisme entre la droite et la gauche ?

Sans restriction, ce philosophe déconcertant se fait interviewer dans des organes de presse bien marqués à droite, et à l’extrême droite. Citons par exemple en 2015 : « Michel Onfray s’explique »dans Eléments, dont le sous-titre est« pour une civilisation européenne »revue« métapolitique » phare de la Nouvelle Droite, un courant intellectuel né à la fin des années 1960 au cœur de la droite nationaliste et subversive pro-Algérie française et mené par le déjà cité de BenoistOu encore : « Onfray l’interview vitriol »en 2017 dans le magazine ValeursActuelles, l’hebdomadaire conservateur chic, favorable à l’union de la droite, courant Marion Maréchal inclus. Et rebelote dans Valeurs Actuellesen janvier 2020 : « Onfray sonne la charge ».Il ne manquait plus qu’une intervention consentie dans le mensuel néoréac Causeur, dont on ne compte plus le nombre d’articles bienveillants, voire courtisans, à son égard.  C’est chose faite depuis mars 2020 : « Le gauchisme tendancerend possible tous les délires ». Et Causeurremet le couvert en mai 2020, avec la participation de la journaliste belge Aurore Van Opstal, dont l’interview de Michel Onfray enfonce le clou : « L’Islam est la religion la plus à craindre ». 

L’adhésion au principe du libre examen oblige-t-elle à accepter de débattre avec certain polémiste condamné pour incitation à la discrimination raciale et provocation à la haine religieuse même si, contrairement à la Belgique francophone, le cordon sanitaire n’est pas d’usage dans les médias d’outre-Quiévrain, où des tribunes sont offertes à Éric Zemmour, et où des leaders d’extrême droite sont régulièrement invités ? 

Fort courtoisement Onfray lui sert la soupe lors d’un face à face évènement sur CNews en janvier 2020 : « Les Français, un peuple de révolutionnaires ? ». Dialogue survolant les Jacqueries,la révolution de 1789, oubliant la commune de 1848 pour n’évoquer que celle de 1870, et se résumant au fond à un message : le mouvement des gilets jaunes, par ailleurs récupéré par La France Insoumise, a surtout une dimension nihiliste, et n’a que trop duré, il faut y remettre de l’ordre. Autrement dit : « la chienlit, non ! ». Ces échanges Onfray - Zemmour révèlent une connivence assumée doublée d’un rapprochement manifeste des positions de chacun, se renvoyant tour à tour l’ascenseur. Trop flatté de ce piédestal, trop content de nuancer ou de souscrire maintes fois aux analyses du philosophe, la flagornerie de Zemmour ne parvient pas à dissimuler une profonde grimace orgasmique au moment précis où Onfray déclare, au summum de cette causerie :« cette idée que Marine Le Pen ce serait le fascisme et que ça conduirait tout de suite à la Shoah et qu’il faudrait obligatoirement voter pour des Macroniens, pour le libéralisme, etc… ».

Nous faire croire que l’extrême droite serait anti-libérale est, d’une part l’expression d’une malhonnêteté intellectuelle, et d’autre part la révélation d’un virage à tribord toute de Michel Onfray, un soutien à peine voilé à Marine Le Pen. Au parlement européen, le Rassemblement National n’a-t-il pas voté contre une résolution sur la lutte contre la désindustrialisation en Europe ? N’a-t-il pas voté pour la directive « secret des affaires » protégeant les multinationales, destinée à poursuivre les lanceurs d’alerte ? Quia déjà vu Marine Le Pen, si proche du peuple, revendiquer une augmentation du SMIC ? 

Effondrement des utopies
Les illusions de l’utopie communiste se sont effondrées avec le mur de Berlin en 1989, poussant la social-démocratie à délaisser ses fondamentaux de gauche ainsi que la classe ouvrière, livrant celle-ci en grande partie au chant des sirènes du Front National, devenu le Rassemblement National. De même que ces vingt dernières années l’effondrement des illusions de prospérité et de plein-emploi promises par le projet européen néo-libéral, dont l’élargissement a accéléré la délocalisation de ses industries vers l’Est du continent. Parallèlement à cette dégringolade sociale de l’Europe de l’Ouest, où la politique d’austérité systémique est accompagnée du détricotage des services publics, la mondialisation des échanges prônée par le libéralisme triomphant accélère l’appauvrissement du grand nombre au seul profit d’un petit nombre, d’une élite au service des multinationales, dictant la loi omnipotente du marché aux États. Les intérêts particuliers bien avant l’intérêt général.

Ce contexte de crise interminable provoque une fragilisation de nos sociétés. Par l'introduction d'un sentiment général d’insécurité, un repli sur soi, un rejet de l’autre, de l’étranger, une quête de boucs émissaires, une méfiance vis-à-vis des partis politiques traditionnels qui ont tous échoué les uns après les autres, voyant leur électorat fondre comme neige au soleil, et se disperser à la recherche de nouveaux « maîtres à penser ». 

Face aux mouvements sociaux, le système néo-libéral s’impose de façon de plus en plus autoritaire. C’est ce que Michel Onfray dénonce notamment dans un de ses derniers livres, « Théorie de la Dictature », sorti au printemps 2019. Il y développe une thèse, inspirée de l’écrivain britannique Georges Orwell, visant à dénoncer ce qu’est devenue la France sous la présidence de pouvoir absolu d’Emmanuel Macron, l’un des « monarques de l’Empire Maastrichien » (sic), en référence au traité européen de Maastricht de 1992, instaurant les pouvoirs supranationaux de l’Union européenne. 

Il y démontre de façon détaillée, exemples à l’appui, le dynamisme des dictatures, leur capacité à évoluer, se transformer, prenant le contrôle de nos sociétés au seul service de la marchandisation du Monde et des individus, réduits du statut fourvoyé de citoyens à celui de consommateurs malléables, conditionnés dès leur plus jeune âge. La victoire d’un matérialisme sans queue ni tête.

Les constats de la dimension totalitaire du néolibéralisme, des dispositifs d’asservissement des individus, des méthodes de management moderne, également décrites par Johann Chapoutot, spécialiste du nazisme, dans son livre « Libres d’obéir »,ne font aucun doute. Que Michel Onfray se profile à travers sa théorie en défenseur des libertés démocratiques est du pain bénit pour la nouvelle (extrême) droite, avec laquelle il débat, partage, collabore. 



Biopsie de la matière grise d’Onfray
© Theo Poelaert- RésistanceS
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Le Front (National ?) Populaire 
En 1935, dans un contexte de crise économique mondiale, l’union des gauches françaises construisait avec succès un « Front Populaire », élaborant une politique de progrès social de grande ampleur, face à la l'instauration du fascisme en Italie, en Allemagne et en Espagne, contre le danger de contagion de cette idéologie en France. 

En avril dernier, dans un contexte de crise économique et sociale mondiale, aggravée par le réchauffement climatique et la soudaine pandémie du Covid-19, Michel Onfray annonce le lancement de sa revueFront Populaire,« pourpenser les jours d’après ».Face à la « sauvagerie de la mondialisation, au dévoiement de l’Europe, à l’arrogance des gouvernants, à l’appauvrissement des classes populaires, à la collusion des médias et du pouvoir, à la casse de l’hôpital public, à la sécession des territoires perdus de la République ».Les auteurs « de gauche et de droite, sont tous convaincus qu’il faut plus que jamais mener lecombat des idées pour retrouver notre souveraineté ».À travers ces thèmes, il s’agit de s’adresser au peuple :« ce sur quoi le pouvoir s’exerce ».Le peuple, seul moyen d’accéder au pouvoir par les élections. 

Le premier numéro est annoncé en version numérique et papier pour le 17 juin prochain. La barre des 20 000 contributeurs pour pouvoir la lancer dans le paysage médiatique est déjà allègrement franchie. Annonçant les contributions de Chevènement (souverainiste de gauche) et de Villiers (souverainiste de la droite conservatrice), ce sont surtout les leaders de la fachosphère qui applaudissent l’initiative : de Florian Philippot, ex-étoile filante post-gaulliste du FN, à Marine Le Pen, en passant par Robert Ménard.

Afin de contrecarrer la droite aux législatives de 1986, François Mitterrand instaura la proportionnelle intégrale, avec pour effet l’élection de 35 députés frontistes au Parlement. Depuis lors, Jean-Marie Le Pen et ses lieutenants étaient régulièrement conviés sur les plateaux. Ils faisaient partie intégrante du décor médiatique. Durant la campagne de 2002, le thème de l’insécurité, stratégiquement surexploitée par Chirac, fut relayée dans les médias de façon intensive. Le Pen dépassa la barre des 20 % au premier tour le soir du 21 avril, laissant Lionel Jospin, médusé, sur le carreau. Et la gauche totalement grogy. Chirac aura beau jeu de se profiler ensuite comme rempart au fascisme. Il raflera 82 % des suffrages au second tour.

La multiplication des candidats et la division des gauches, ajoutées à la complaisance des médias publics et privés, mettront Emmanuel Macron en 2017 dans une position analogue à celle de Jacques Chirac, mise à part une abstention record des électeurs. La stratégie de pousser l’extrême droite au second tour ayant fait ses preuves de façon répétée, vu la faillite de sa politique, il n’y a pas d’autre scénario possible si le président actuel veut être réélu en 2022. Quelques médias y travaillent déjà. Les thèmes favoris de l’extrême droite (insécurité, islamisme, immigration) sont rabâchés à tire-larigot, et l’omniprésence de Marine Le Pen est savamment dosée.

Dans cette perspective, la dérive de Michel Onfray est utile à cette stratégie de maintien au pouvoir de l’inflexible Macron. Cependant, à partir du moment où sa revue Front Populairecontribuerait à menacer le système en place, en participant au confusionnisme des esprits, propre à rendre possible la victoire de Marine Le Pen aux prochaines élections présidentielles, alors le système se retournera préventivement contre Onfray. Il semble que ce soit déjà le cas, on commence à entendre çà et là des cris d’orfraie. La peur gagne du terrain dans certains cercles du pouvoir. 


THEO POELAERT

RésistanceS |Observatoire belge de l’extrême droite 








QUI EST L'AUTEUR DE CET ARTICLE ?
Photographe, dessinateur et diffuseur de presse à Bruxelles, Theo Poelaert participe en 2015 à la création du journal satirique belge Même pas Peur. Contribue à La Brucellôse, la revue des urréalistes belges, et occasionnellement à El Batia moûrt soû, le journal de l’entre Haine et Trouille. Encore tout jeune, en 1978, il a dessiné bénévolement pour l’Association pour la libération des ondes (ALO) et pour la première radio libre en Belgique « Radio Activité », également pour le Collectif anti-nucléaire (CAN), ainsi que pour Les Amis de la Terre.Début des années 80, Théo Poelaert fréquentait les couloirs de l'école artistique « Le 75 », guidé par Hugo de Kempeneer, et ceux des académies des Beaux-Arts de Bruxelles, assisté par Marianne Dock, et de Saint-Gilles, sous l'oeil professionnel d'Eddy Paape. « Compagnon de route » actif et l'un des photographes du journal RésistanceS depuis 2008, il franchit le cap en 2017 en rejoignant son asbl éditrice © Photo Mariella Gonzalez



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