Qu'est déjà devenu le Brésil sous Jair Bolsonaro ?

[RésistanceS – Samedi 30 août 2019]



 SPÉCIAL  BRÉSIL  (2/4) – Mercredi dernier, le web-journal RésistanceS.be vous proposait un article sur la responsabilité dans les incendies monstres qui ravage actuellement l'Amazonie de Jair Bolsonaro. Nous vous proposons ce samedi un focus sur ce président contestable du Brésil. Ce nouvel article provient du   LE JOURNAL de résistance(s) , notre périodique papier. Son auteur est Joaldo Dominguez, un chercheur brésilien en sciences politiques à l'Université Libre de Bruxelles (ULB) - BILAN DES SIX PREMIERS MOIS DU PRÉSIDENT BOLSONARO

Depuis janvier, au pays avec l’économie plus importante de l’Amérique latine, un nouveau président a pris les commandes. Jair Bolsonaro ne porte pas un masque. Il montre son vrai visage : celui d'un régime autoritaire politico-militaire de droite extrême, nationaliste, xénophobe, populiste et ultra libéral. Avec une liste noire bien alimentée. Constituée de gauchistes au sens large, depeuples originaires en résistance, de féministes, d'écologistes, de socialistes, de personnes aux orientations sexuelles et identités de genre marginalisées, de journalistes, d'enseignants ...

Comment l'Ordre nouveau voulu par Jair Bolsonaro – avec l'aide notamment de l'idéologue national-populiste Steve Bannon (voir notre article 3 sur le Brésil, à paraitre prochainement) – s'instaure-t-il petit à petit au Brésil ? Et comment une nouvelle résistance populaire s'organise contre lui.


Prologue


En 2016, lorsque Jair Bolsonaro, alors député (1), pendant l'
impeachmeant (2) contre Dilma Rousseff (3), a dédié son vote à la mémoire du colonel Carlos Brilhante Ustra (4), qui avait torturé la désormais ancienne présidente pendant la dictature militaire de 1964 à 1985, n'importe quelle personne raisonnable pouvait douter que le Bolsonaro en question ait un jour une responsabilité publique. Pour beaucoup, c'était une blague de mauvais clown. Aujourd'hui, ce dangereux personnage est le président du Brésil.

Jair Bolsonaro incarne l'imbrication de trois problèmes majeurs du Brésil : le racisme, le machisme et le militarisme. C'est-à-dire, la continuité historique de l'esclavage, du colonialisme et de la dictature.

Pour comprendre l'arrivée au pouvoir de Bolsonaro, il est fondamental d'évaluer l'importance du marketing politique mis en place dans sa campagne présidentielle, avec l'influence de Steve Bannon, éminence grise de l'ultra droite aux États-Unis qui joua un rôle central dans la victoire de Donald Trump en 2016 (voir l'encadré à son sujet). Les ingrédients étaient la lutte contre le « marxisme culturel », « l'idéologie du genre » et les personnes racisées, fondée sur la théologie de la prospérité. La victoire du candidat de l'extrême droite, investie dans le Parti social-libéral, a été rendue possible également par la croissance écrasante et le pouvoir du secteur évangélique dans la société brésilienne. Mais encore par l'utilisation abondante des réseaux sociaux Whatsapp et GAB, d'orientation droitiste. Au Brésil, les gens ont plus confiance dans leurs familles et leurs amis que dans les médias dominants. Cela a renforcé la prolifération et la diffusion rapide de fake newsqui ont changé considérablement le comportement électoral. Jair Bolsonaro a encore bénéficié du soutien de personnalités importantes du monde du sport. Cela a été le cas de Ronaldinho et Rivaldo, les champions du monde de football en 2002. Grande force symbolique, ce sport de masse a eu un rôle primordial dans la construction culturelle du Brésil. Du coup, le football s'est mis indirectement au service du candidat de la droite extrême, nationaliste, xénophobe, populiste et ultra-libérale. 


Des écoles militaires partout

La campagne électorale conduite par Bolsonaro a été violente. Les progressistes brésiliens au sens large, pour lui, allant de la gauche communiste aux sociaux-démocrates pro-libéraux, sont désignés comme des « terroristes ». Dans sa ligne de mire se trouvent spécifiquement des membres duMovimento Sem Terra (MST, le Mouvement des sans terres). Les ennemis de la Nation brésilienne deviennent ainsi des cibles possibles pour les partisans fanatiques de Bolsonaro. Le 7 octobre 2018, le maître de capoeira noir Moa do Katende est assassiné dans un bar, par un électeur de Bolsonaro, pour avoir voté pour Fernando Haddad, le candidat du Parti des Travailleurs. Il sera justifié explicitement le racisme et le meurtre d’un jeune noir d'une favela pour s'être promené avec un sweater à capuche.

Une autre cible de Bolsonaro a été le milieu associatif LGBT. Le leader de l'extrême droite brésilienne dénonce ainsi en pleine campagne électorale la distribution d'un kit visant à lutter contre l'homophobie qui ferait selon lui l'apologie de l'homosexualité. A cette occasion, le candidat du Parti social-libéral a affirmé publiquement qu'il préfère que son fils soit mort plutôt qu'homosexuel.Selon son habitude provocatrice, Jair Bolsonaro a aussi dit à une députée de la république qu'elle ne mériterait même pas d'être violée, vu son physique. Le même a exprimé à plusieurs reprises son mépris profond pour les peuples autochtones. Une fois élu, le nouveau président a confié la démarcation des terres au ministère de l'Agriculture, bien connu pour son appartenance au lobby pro-business, privant ainsi la Fundação Nacional do Índio (FUNAI, organisme de défense des peuples indiens) des compétences dans la lutte historique des indiens d'Amazonie pour leurs droits, confisqués par l'État national.

L'éducateur Paulo Freire (5), dont le travail sur la pédagogie est reconnu et utilisé dans le monde entier, y compris au sein de prestigieuses universités étasuniennes, est désormais interdit dans les programmes d'études au Brésil. Le but utilitariste de l'éducation au service de l’économie néolibéral a été défini comme un déterminant et les jeunes étudiants sont encouragés à photographier et à enregistrer leurs professeurs soupçonnés de « marxisme culturel ». En même temps, il est prévu de développer, au niveau national, des écoles militaires dans chaque capitale d’État où les idées progressistes, féministes et décoloniales ne seront plus tolérées.


Un faux anti-système

Jair Bolsonaro a un ennemi imaginaire : le communisme. Et un véritable ennemi : les médias. Dix jours après son investiture comme président, en janvier dernier, il bloquait huit journalistes du The Intercept Brasil de son compte Twitter. Pour le nouveau chef de l'État brésilien seul son compte Twitter dit la vérité sur la vie politique du pays. Bien sûr, il ne s'attaque pas au réseau Globo qui détient 80 % de l'espace médiatique et qui a multiplié les compliments avant et après son élection.

Il est important de souligner qu'au Brésil, il n'y a pas eu de rupture nette entre la dictature instaurée après le putsch militaire de 1964 et la démocratie instaurée après 1985, mais plutôt une solution négociée où il a été convenu de ne pas juger les crimes commis par les militaires putschistes. Les partis politiques formant le régime militaire autoritaire ont été autorisés à continuer leur parcours au sein de la nouvelle république basée sur le pluralisme politique. Jair Bolsonaro en personne en est un exemple clair. Officier de l'Armée brésilienne, il fut un acteur répressif de la dictature. Face à l’éclatement de la gauche brésilienne et au grand rejet de l'ancien président Michel Temer (6), il s'est présenté comme un « anti-système » en s’incrustant à sa convenance au sein de l'establishment. Une posture bien hypocrite sachant qu'il a appartenu à sept partis politiques différents, entre 1988 et aujourd'hui (7).



Nouvelle résistance populaire

Le philosophe brésilien Vladimir Safatle considère que « 
la dictature s’est accommodée à la démocratie formelle, mais elle est restée souterraine, puisqu'il n'y a pas eu de rupture et tant le personnel militaire qui a participé à la torture, que les partis de la dictature ont été préservés. C'est pourquoi lorsqu'une crise aussi puissante que l’actuelle fait surface, l'imaginaire de 1964 réapparaît comme l'horizon souhaitable ». Les partisans de Bolsonaro en témoignent concrètement lors d'un rassemblement préélectoral, lorsqu'ils scandaient «Il est de retour, la capitaine est de retour». Plus récemment, la décision de Bolsonaro d'ordonner la célébration du 55anniversaire du coup d'État militaire au Brésil de 1964, qui a initié vingt-et-uneannées de dictature au Brésil, démontre la référence idéologique qu'il a choisi pour gouverner le pays.

Le modèle historique du nouveau président est une dictature militaire particulièrement sanguinaire et très longue dans le temps politique. L'instauration passive dans le plus grand pays d'Amérique latine (plus de huit millions de km²) d'un régime d'extrême droite de type « Ordre Nouveau » (qui sera défini dans l'article prochain de notre spécial Brésil), signifie-t-il que la résistance a totalement disparue.

Face aux premières répressions des opposants du nouveau pouvoir, il y a néanmoins des signes d'espoir. La consolidation du mouvement féministe au Brésil en est un de ceux-ci. Tout récemment, se sont déroulées les manifestations féministes les plus importantes de l'histoire du pays. Ce mouvement militant est pluriel et surtout intersectionnel : la classe sociale, l'ethnie et le genre entrent en jeu pour disputer un espace dans le débat, mais surtout dans l'arène politique. Elles ont élevé la voix pour dire : « Ele não » (Pas lui). Un slogan pour nier la possibilité que le destin du Brésil soit conçu par la cristallisation des oppressions représentées par le régime autoritaire de Bolsonaro. Le reste de la société qui s'oppose à sa vision du monde - au niveau national comme international - s'est approprié le slogan des contestataires féministes. Un mouvement qui grandit et qui continuera à grandir et qui, avec d'autres mouvements sociaux, tisse la possibilité d’un projet de société sans capitalisme, sans racisme, sans patriarcat, sans militarisme et sans être exclu de son propre pays.



JOALDO DOMINGUEZ
Chercheur à l'Université Libre de Bruxelles (ULB) en sciences politiques et membre de la rédaction des médias du Comité international pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM).





Notes du JOURNAL de résistance(s)

(1) Jair Bolsonaro, né en 1955, est un militaire de carrière - il quittera l'armée brésilienne avec le grade de capitaine - qui se lance en politique en 1988 dans les rangs du Parti démocrate-chrétien (PDC). Plus tard, il passe au Parti social-chrétien (PSC) qu'il quitte en janvier 2018 pour le Parti social-libéral (PSL). Jair Bolsonaro transforme alors le PSL en formation d'e
xtrême droite. Élu sous ses couleurs, il est devenu en janvier dernier le nouveau président de la République fédérative du Brésil.

(2) Une procédure de destitution de la présidente du Brésil Dilma Rousseff est lancée au Parlement brésilien en 2016 par l'opposition de droite.

(3) Dilma Vana Rousseff, née en 1947, est une ancienne membre du Commando de libération nationale. Issue du Parti socialiste brésilien, cette organisation d'extrême gauche s'engage dans la lutte armée durant la dictature militaire qui régne sur le Brésil de 1964 à 1985. Surnommée la « Jeanne d'Arc de la guérilla », elle est arrêtée en 1970, torturée et condamnée par un tribunal militaire. Après sa libération, elle participe à la restructuration du Parti démocratique travailliste et devient de 1991 à 1995 secrétaire d'État à l'Énergie. En 2001, Dilma Vana Rousseff rejoint le Parti des travailleurs (PT) de Luiz Inácio Lula da Silva. En 2011, elle est élue présidente de la République fédérative du Brésil.

(4) Le colonel Carlos Alberto Brilhante Ustra (1932-2015) a été l'un des responsables militaires de la dictature brésilienne. En 2008, la justice le reconnait comme l'un de ses tortionnaires. Quatre ans plus tard, l'ex-militaire est condamné pour la mort durant la dictature militaire du journaliste Luiz Eduardo Merlino.

(5) Paulo Freire (1921-1997) est un des plus célèbres pédagogues progressistes du monde qui s'est engagé au Brésil dans un programme militant d'alphabétisation au service des populations les plus opprimées. Après le putsch militaire de 1964, 
pour activités « subversives », il est arrêté, puis sera expulsé vers le Chili. En contact avec les prêtres de la Théologie de la libération (courant catholique marxisant), Paulo Freire est actif dans des mouvements politiques de gauche et chrétiens. Il est l'auteur de livres de référence en matière pédagogique, dont « L'Éducation: pratique de la liberté » (édité en français aux éditions du Cerf en 1967) et de « Pédagogie des opprimés » (en français chez Maspero en 1974).


(6) Michel Temer, né en 1940, fut président du Brésil de 2016 à 2018. Il est alors membre du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB, aujourd'hui Mouvement démocratique brésilien, MDB), une formation de centre-droit. 

(7) Jair Bolsonaro a été successivement conseiller communal en 1988 d
u Parti démocrate-chrétien (PDC), passe ensuite au Parti progressiste réformateur (PPR), au Parti progressiste brésilien (PPB), au Parti travailliste brésilien (PTB), au Parti progressiste (PP, successeur du PPB), au Parti social-chrétien (PSC) et en janvier 2018, il adhère au Parti social-libéral (PSL), formation prônant un libéralisme national qu'il va transformé en véritable parti d'extrême droite, nationaliste, populiste, sexiste, homophobe et raciste.




L'article de RésistanceS.be que vous venez de lire a été publié une première fois dans notre périodique papier  LE JOURNAL de résistance(s) , n°1, mai-juin 2019, pages 24 et 25. Sous un nouveau titre et avec de nouvelles illustrations, il a été revu et actualisé pour cette édition en ligne.



PROCHAIN ARTICLE DE NOTRE   SPÉCIAL  BRÉSIL 

Au Brésil et ailleurs, c'est quoi un régime d'Ordre nouveau ? (3/4)


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© Article du journal en ligne RésistanceS|asbl RésistanceS|N° 478574442|Bruxelles|– Samedi 30 août 2019. Première publicationin « LE JOURNAL de résistance(s) », n°1, mai-juin 2019, pages 24 et 25, périodique papier de notre web-journal