Du Chili à l’Europe, l’opération Condor au cœur du terrorisme d’État [série RésistanceS 3/5]

RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite  | Lundi 11 septembre 2023 |

Après le coup d’État chilien, des milliers d’opposants ont été arrêtés, torturés et assassinés. Au Chili et à l’étranger.




CHILI 1973-2023 : UN AUTRE 11-SEPTEMBRE | Pour anéantir l’opposition politique, la junte militaire dirigée par le général Pinochet met sur pied la « Dina » en novembre 1973. Les « escadrons de la mort » de cette police politique vont sévir au Chili, en Argentine, aux États-Unis et en Europe. Le terrorisme d’État pinochetiste s’orchestre avec l’opération Condor. Et l’appui de la CIA, de services de renseignements occidentaux, un milieu conservateur chrétien et libéral anticommuniste. Leur bras armé : des tueurs d’extrême droite déjà actifs, depuis la fin des années 1960, dans les actions clandestines de la « Stratégie de la tension » | Une série du journal de RésistanceS [3/5]


Après leur arrivée au pouvoir par la force, les nouveaux maîtres du Chili conduit par Augusto Pinochet, mirent en place un système dictatorial d’extrême droite au niveau politique, national-catholique au niveau religieux et ultra-libéral au niveau économique. Le 11 septembre 1973 est la date du coup d’État chilien. Cette date est aussi celle du début d’une répression sans limites contre les anciens membres du gouvernement de l’Unité populaire - constitué après les élections démocratiques de 1970 par Salvador Allende - et de tous ceux qui étaient fichés comme activistes de la gauche révolutionnaire, socialistes et chrétienne.


Le stade de football de Santiago, la capitale du pays, se transforma très vite en immense camp d’enfermement en vue d’y concentrer les démocrates progressistes raflés. Dans ce haut lieu d’emprisonnement, des milliers de Chiliens et Chiliennes furent torturés et assassinés par des nervis sadiques, dignes héritiers de la Gestapo nazie allemande. Dédié au sport, ce stade deviendra une zone meurtrière. Le poète et chanteur Victor Jara (1932-1973) sera l’une des victimes symboliques du régime dictatorial.


Terrorisme d’État

Les dignitaires de la dictature chilienne et sa police politique pourchasseront les opposants encore en liberté. Au Chili comme à l’étranger. Leur but : exterminer littéralement l’ensemble de la résistance qui allait commencer à s’organiser aussi de l’étranger, dans l’espoir de renverser un jour par des actions populaires la dictature. C’est dans ce cadre-là que la répression des opposants fut confiée à Manuel Contreras, le chef suprême de la Dirección de inteligencia nacional (Dina). La Dina avait été mise en place deux mois après le putsch militaire du 11 septembre 1973. Cette police politique changera de nom en 1977 pour devenir la Central nacional de información (CNI). Les agents de la Dina sont formés par la Central intelligence agency (CIA), l’agence central de renseignement extérieurs des États-Unis. La Dina  chilien sera notamment en charge de l’opération Condor. But : liquider par des actions terroristes les opposants chiliens ayant trouvé refuge à l’étranger.

 

L’opération Condor est un réseau de la terreur étatique. Ce réseau rassemble d’autres services secrets et polices politiques de dictatures latino-américaines : celles d’Argentine, de Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay.

 

« Conspiration judéo-bolchévique »

La liste est longue des assassinats perpétrés, lors d’opération spéciale, en Amérique du nord, en Amérique du sud et en Europe, dans le cadre de Condor. Dans celle-ci, citons : les assassinat du général Carlos Prats en septembre 1974 à Buenos Aires, de l’ancien ministre Orlando Letelier et de son assistante américaine, Ronni Moffitt, deux ans plus tard à Washington. D’autres assassinats ou tentatives d’assassinats eurent encore lieu. Les théoriciens de Condor utiliseront également la manipulation psychologique pour atteindre leurs objectifs. Influencés par les propagandistes de la dictature nazie, ils évoquèrent parfois pour justifier leur « utilité », le danger de la « conspiration judéo-bolchévique apatride ».

Dans l’ombre de Condor, des services secrets américains supervisaient et encourageaient celle-ci. Une partie de l’administration présidentielle des États-Unis de l’époque connaissaient parfaitement bien l’existence de cette opération de « terrorisme institutionnalisé ». Une fois de plus, la dite plus grande démocratie du monde allait se compromette, officiellement pour le bien de la démocratie mise en dangé par le communisme international, avec des criminels dirigeants illégalement des pays.

 

Bilan possible de cette cruelle opération fomentée par les amis latinos de Washington, selon les sources : entre 12.868 et plus de 35.000 victimes, assassinées ou portées disparues. La macabre comptabilité de l’opération Condor est extrêmement difficile à tenir puisque l’échelle géographique de ses lieux d’action est fort étendue, le nombre de pays impliqué important, que ses liquidations se commettaient souvent à l’ombre des regards indiscrets et qu’elles restaient dans la plupart des cas non revendiquées.


Loge maçonnique, CIA et orchestre noir

Si le champs d’action de l’opération Condor se limita essentiellement à l’Amérique latine, des actions terroristes auront également lieux en Europe. Ainsi, le 6 octobre 1975, Bernardo Leighton, l’ancien vice-président du Chili de 1964 à 1970, se retrouvera dans la ligne de mire des tueurs pinochetistes. Il sortira gravement blessé de l’attentat qui venait de le viser à Rome. Pour mener à bien ses missions européennes, les responsables de ce terrorisme d’État recrutèrent un réseau de tueurs d’extrême droite, majoritairement constitué d’activistes italiens, membres de l’Avanguardia nazionale.

 

Leur chef était alors Stefano Delle Chiaie (1936-2019), connu sous son nom de guerre « Alfa », un ex du Movimento sociale italiano (MSI), le pseudopode à la fin de la Deuxième Guerre mondiale du Parti national fasciste de Benito Mussolini. Delle Chiaie fut ensuite membre d’Ordine Nuovo (ON). Le groupe « Ordre Nouveau » sera impliqué dans le développement du « terrorisme noir ». Des enquêtes prouvent en outre que Delle Chiaie se déplacera clandestinement, durant la période de l’opération Condor, au Chili et en Argentine, pour y rencontrer d’autres agents de celle-ci. Le 20 novembre 1975, lors des obsèques du général Franco à Madrid, il y est avec le général Augusto Pinochet, le chef de la Dina Manuel Contreras et encore le très secret Yves Guérin-Sérac (dont il sera question un peu plus bas). L’année suivante, à la fin du mois d’août à Barcelone, le même Della Chiaie est identifié parmi les chefs de l’Alianza Internacional Anticomunista (AIA), ce qu’il niera ensuite. Branche européenne de la World anticommist league (WACL), cette AIA a pour autres cadres dirigeants Yves Guérin-Sérac et Léon Degrelle, l’ex-dirigeant collaborationniste belge qui de son exil politique en Espagne depuis 1945 est devenu le modèle de la nouvelle génération nazie, via l’organisation transnationale Nouvel Ordre Européen (NOE), dont est aussi membre Delle Chiaie.

Spécialiste de la violence politico-armée, Stefano Delle Chiaie est déjà l’un des « acteurs » principaux de la « stratégie de la tension » qui secoue l’Italie depuis la fin des années 1960. Ce plan de déstabilisation, développé d’abord en Italie, ensuite ailleurs en Europe, dont en Belgique, a pour mission d’empêcher la gauche socialiste ou communiste d’arriver dans des gouvernements, en plaçant au sommet de l’État des pouvoirs autoritaires.


Les mémoires du chef terroriste italien
Stefano Delle Chiaie.

Stefano Delle Chiaie  est le « cerveau présumé de l’orchestre noir italien », comme l’écrira le quotidien français Libération en juillet 2001. Ce dirigeant néofasciste aurait aussi été membre de la loge maçonnique Propaganda Due (P2). Dont le « vénérable maitre » est alors Licio Gelli (1919-2015), un homme d’affaires italien, également depuis 1944 agent de la CIA. La P2 se trouve au cœur de la stratégie de la tension. Elle en est même un des maillons centraux.

Cette stratégie, véritable plan de déstabilisation, se déroule durant la Guerre froide entre l’Ouest américano-atlantiste et l’Est soviétique. Elle intègre des départements de services de renseignement étatsuniens et italiens, un milieu conservateur chrétien et libéral européen anticommuniste, et des hommes de mains, pour la plupart des mercenaires italiens, allemands, français ou belges d’extrême droite.

 

USA : complices des tueurs pinochetistes

Ces derniers sont affiliés au réseau de barbouzes Aginter Press. Couverture de la centrale Ordre et Tradition et de son Organisation armée contre le communisme international (OACI), ce réseau confidentiel est dirigé par le très discret Yves Félix Marie Guillou (1926-2022), alias « Yves Guérin-Sérac », un ancien officier parachutiste de l’armée française et membre durant la Guerre d’Algérie de l’Organisation armée secrète (OAS). Installée à Lisbonne sous la protection de son dictateur Salazar et sa propre police politique, la Polícia internacional e de defesa do estado (Pide, en français : Police internationale et de défense de l'État), Aginter Press travaille également pour le compte de services étatsuniens, français, italien…

 

Outre en Europe, cette fausse agence de presse, mais véritable private military company (PMC), est encore présente dans des zones de guerre en Afrique pour participer au combat contre des mouvements de libération nationale d’anciennes colonies françaises et portugaises. Toujours sous l’hospice de services de renseignements pour consolider la présence post-coloniale de Paris, Lisbonne ou Washington sur le continent africain.

Démocratie pour nous, dictature pour eux !

Henry Kissinger, secrétaire d’État nord-américain,
avec le dictateur chilien Augusto Pinochet.


Plusieurs enquêtes, en Europe et en Amérique latine, démontrent l’étendue du réseau constituant l’opération Condor. Au Brésil, en 2000, une commission d’enquête parlementaire tenta de faire toute la lumière sur cette dernière. Ailleurs, l’omerta règne toujours et des lois d’amnistie seront mêmes votés sous la pression des partisans parlementaires des anciens régimes dictatoriaux pour sauvegarder leurs criminels.


Dans l’histoire politique, l’opération Condor est un exemple fort illustratif de l’implication entre des services de renseignement de régimes dictatoriaux et ceux d’États démocratiques, une mouvance conservatrice chrétienne et libérale anticommuniste, avec des terroristes d’extrême droite. Le nom de la CIA, mais aussi du Federal bureau of investigation (FBI), le service fédéral étatsunien en charge de la sécurité intérieure, ainsi que celui de l’ex-secrétaire d’État nord-américain Henry Kissinger (100 ans depuis le mois de mai dernier) apparaissent régulièrement dans les « dossiers noirs » du Chili. Pour des intérêts économiques et des visées géostratégiques, desdits démocrates se sont alliés avec des massacreurs de peuple. Démocrates chez eux, souteneurs d’États autoritaires, liberticides et terroristes ailleurs dans le monde. Au nom de la paix mondiale. Mais avec les traces indélébiles de litres de sang sur leurs mains de milliers d’innoncents. Immonde vision du monde.

 

MANUEL ABRAMOWICZ
-RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite



Sources
Plusieurs informations citées dans cet article proviennent de :

·  LASKE, Karl : « Une police politique relayée en Europe – Aux ordres de Pinochet, la Dina frappait hors du Chili », in Libération, 23 juillet 2001, p. 14.

·  PICCO, Pauline : « Liaisons dangereuses. Les extrêmes droites en France et en Italie (196
1984),  aux Presses universitaires de Rennes, 2016.

·   Le dossier de l’hebdomadaire Courrier international, n° 512, du 24 au 30 août 2000 (pp. 24 à 29) consacré à l’opération Condor et basé sur des articles de la presse chilienne (Qué Pasa : « De nouvelles révélations sur les dictatures »), argentine (Página 12 : « Pinochet et Videla, les deux ailes du Condor »), américaine (The Nation : « Le voile se lève sur le rôle des États-Unis »), etc.

 

L’article que vous venez de lire ci-dessus fut publié une première fois sur le site du journal de RésistanceS en août 2003. Revu, réactualisé, allongé, avec un nouveau titre et un nouveau chapô, et des nouvelles illustrations, il a été réédité ici en septembre 2023, dans le cadre des cinquante ans du coup d’État chilien.

 

Sommaire de notre série

Il y a 50 ans la démocratie a été assassinée au Chili

(Épisode 1 : le 9 septembre 2023)

Pinochet ou la banalisation chilienne du mal

(Épisode 2 : le 10 septembre 2023)

Du Chili à l’Europe, l’opération Condor au cœur du terrorisme d’État
(Épisode 3 : le 11 septembre 2023)

Les lobbies belges pro-pinochetistes
(Épisode 4 : le 12 septembre 2023)

Le roi des Belges contre le président du peuple chilien
(Épisode 5 : le 13 septembre 2023)

 

 




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