Retour dans l’ombre des « années de plomb » belges – Interview exclusive du journaliste Walter De Bock

RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite  | Jeudi 25 août 2022. Première publication : 25 février 2004 | Republication, revue, augmentée, avec un nouveau titre et de nouvelles illustrations.

 

Comme l’Italie, la Belgique a connu une « stratégie de la tension ». Les « tueries du Brabant » de 1985 feraient parties de ce plan de déstabilisation. Dans les années 1970, des conservateurs belges pro-OTAN avaient déjà participé à un projet de putsch © Photo Jacky Goesens. Le Soir


REPUBLICATION D’UNE INTERVIEW EXCLUSIVE Á L’OCCASION DES 25 ANS DE NOTRE JOURNAL | Plusieurs journalistes d’investigation ont enquêté sur la « stratégie de la tension » en Belgique : déstabilisation de l’État, projet de putsch militaire, scandales à la Sûreté de l’État, liens de barbouzes d’extrême droite avec la droite conservatrice, actions du lobby pro-américain, implication d’hommes d’affaires proches du Palais royal, tueries du Brabant …. Walter De Bock, du quotidien flamand De Morgen, est l’auteur d’une série de révélations sur cette période sombre. Nous l’avons rencontré à Leuven, dans le Brabant flamand, où il réside non loin de la gare. Retour avec lui sur les « années noires » qui ébranlèrent la Belgique dans les années 1970 et 1980.  WALTER DE BOCK – JOURNALISTE D’INVESTIGATION


Arrivés à la gare de Leuven, Walter De Bock, nous attend. Il habite juste en face. Nous nous connaissons depuis plusieurs années. Avec lui, nous allons faire le point sur la période la plus sombre de notre pays. Celle d’il y a plus de trente ans, qui d’abord déstabilisa en douce, avec des organisations confidentielles et secrètes rêvant d’un régime autoritaire, comme au Chili, en Espagne, au Portugal et en Grèce, ensuite de façon violente le quotidien des Belges, avec les tueries du Brabant. 

 

Au cours de notre interview avec lui, Walter De Bock revient sur un projet de coup militaire d’État programmé en 1973 dans notre pays. Incroyable mais vrai, comme le précise un document interne du service de renseignements de la Gendarmerie de l’époque. Walter De Bock témoigne également au sujet de l’existence de réseaux clandestins chargés d’organiser des opérations subversives sur notre territoire national. Ces réseaux liaient à la fois des services secrets des États-Unis, des structures internes de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), des organisations terroristes d’extrême droite, un milieu élitiste d’hommes d’affaires et de politiciens conservateurs, belgicains et royalistes. Entretien exclusif de RésistanceS avec l’un des meilleurs journalistes d’investigation belges.



RÉSISTANCES - Au cours de vos enquêtes, avez-vous eu connaissance d'un plan visant à la déstabilisation du pays en vue d'y instaurer un régime fort ?


Walter DE BOCK - Oui, tout à fait. Je m'en souviens comme si c'était hier. À l'époque, je débutais comme journaliste à l'hebdomadaire flamand Knack. Au cours de l'été 1973, un long article fut publié par Frank De Moor, l'actuel rédacteur en chef, et le regretté Frans Verleyen, alors directeur de la rédaction, à propos de ce projet fou. Mais apparemment rêvé et même planifié par certains notables du pouvoir belge. J'ai participé de près à cette enquête. 


Par la suite, tout au long de mes activités de journaliste, j'ai systématiquement recherché des éléments supplémentaires sur ce coup d’État.



RÉSISTANCES - Quelles sont les preuves vous permettant d'affirmer que ce projet ait été planifié à un moment donné dans les coulisses de la politique belge ?


Walter DE BOCK - L'enquête du journal Knack débute avec le témoignage d'un professeur malinois d'une université flamande. Ce dernier prétendait avoir été contacté par des leaders de l’ultradroite belgicaine pour faire partie d’un « gouvernement provisoire » qui aurait été mis en place après le coup d’État. Par ailleurs, ses dires confirmèrent d'autres données que nous avions en notre possession.

Dans cette affaire, il est impératif de se remémorer le contexte de l'époque. Nous étions en pleine Guerre froide. Le Bloc soviétique représentait le mal absolu et les propagandistes d'ultradroite le considéraient comme un danger immédiat pour la paix sociale de nos systèmes démocratiques. La contestation de la gauche radicale avait atteint son paroxysme, après Mai-68. La perte du Congo belge faisait toujours l'objet d'une blessure ouverte pour de nombreux anciens coloniaux civils et militaires. La tension sociale en Belgique inquiétait beaucoup de membres des différents pouvoirs (politique, économique, judiciaire). Le cœur du dispositif militaro-politique de l'OTAN se trouvait déjà à Bruxelles, tout comme les sièges des principales organisations à la base de la construction européenne. La sécurité des institutions belges et étrangères deviendra une véritable obsession.


Pour leur part, les belgicains les plus extrémistes, ceux fidèles à la « Belgique de papa », manifestaient avec véhémence leur inquiétude vis-à-vis des projets de fédéralisation du pays. Pour eux, les choses étaient simples : la fin de la Belgique unitaire avait été programmée par les parlementaires ! Plusieurs éminents représentants de ces milieux ultraconservateurs décidèrent de sonner le tocsin. 


Un haut gradé de l'Armée belge et ancien du Congo, le major Guy Weber, lance alors un défi au gouvernement à l’occasion de la nomination d’officiers néerlandophones. Selon lui, cette nomination risquait de rompre l’unité nationale au sommet des forces armées. Weber fut suivi par les plus hautes autorités militaires, dont son chef de corps. Majoritairement francophones, ces officiers belgicains agissaient contre ce qu'ils pensaient être le démantèlement annoncé de l'État belge.


Ces opposants à l’évolution politique et institutionnelle de la Belgique adoptèrent un discours radical et menaçant. À tel point que plusieurs hommes politiques de l'époque jugèrent nécessaire de réagir avec fermeté vis-à-vis de cette tentative d'intimidation orchestrée par des militaires sur les affaires de l'État. Le président du parti socialiste belge de l’époque, par exemple, ne mâcha pas ses mots pour dénoncer les attitudes de « général d'opérette » de Weber et consorts. La tension était vive entre les deux camps. Ils ne se résumaient pas à se regarder en chien de faïence. Plus tard, pour avoir contesté une décision parlementaire, le colonel Weber sera enfin muté au SHAPE, le quartier-général de l'OTAN. Et l’affaire en resta là. Sans l’ouverture d’aucune enquête.



RÉSISTANCES - Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ces fameux hommes de l'ombre, sur ces comploteurs ? Qui étaient les membres de cette conspiration ? Quelle était la raison de leur projet d'État fort ?


Walter DE BOCK - L'essentiel du noyau dur de ce groupe à la base du projet de coup d'État, désigné par nos témoins et les documents en notre possession, notamment, une série de rapports confidentiels de différentes sections territoriales de la BSR, à la demande de l’État-Major de la gendarmerie, provenait pour la majorité de la classe politique francophone. Essentiellement de l'aile droite du Parti social-chrétien (PSC). On citait les noms de militaires, de très hauts gradés de la gendarmerie, mais aussi celui d’hommes d'affaires de premier plan. Parmi ces apprentis putschistes se trouvaient des anciens du Congo belge qui n'arrivaient pas accepter la perte de notre colonie africaine. L'anticommunisme, « l'amour de la Patrie » et la peur du fédéralisme formaient le dénominateur commun entre les différentes factions à l'origine de ce projet de déstabilisation.


Les têtes pensantes du putsch le voulaient unitaire. C'est donc pour cette raison qu'ils prirent très vite contact avec des milieux conservateurs flamands, entre autres avec un avocat, par ailleurs principal bailleur de fonds de l'extrême droite anversoise.

 

Des comptes rendus montrent que des réunions eurent lieu à Anvers, à Liège et surtout dans un café à deux pas de la gare du Luxembourg, à Bruxelles. Cette même mouvance particulière jouait un rôle central dans le lobby qui soutenait le régime raciste en Afrique du Sud. D'autres liens se forgèrent avec les principaux pays dictatoriaux pro-occidentaux, via des organisations internationales anticommunistes et des services de renseignement officiels ou parallèles.







< Affiche de l’organisation d’extrême droite NEM-Club qui réclame dans les années 1970 une collaboration avec la police pour l’instauration d’un régime autoritaire © Document : Article.31 / RésistanceS



RÉSISTANCES - L'extrême droite classique faisait-elle partie de cette stratégie de la tension ?


Walter DE BOCK - Des documents internes de la direction des Jeunesses Belges-Belgische jeugd (JBJ) montrent clairement que cette organisation d'ultradroite unitariste, regroupant des adolescents idéalistes mais certainement manipulés, était au courant de quelque chose (1).

 

Mieux, à la lecture entre les lignes de leurs archives, on peut supposer que les JBJ devaient participer activement à cette déstabilisation. Apparues en octobre 1968, il faut savoir que le dirigeant de ces jeunesses, Jean Breydel, comme beaucoup de ses lieutenants, provenait de l'extrême droite et avait alors une place de premier ordre au sein du Centre politique des indépendants et cadres chrétiens (CEPIC), la tendance d'ultradroite du PSC.


À côté du mouvement de jeunesse JBJ, l’extrême droite menait une vigoureuse campagne de propagande pour diffuser ses idéaux. Le journal Nouvel Europe magazine (NEM) et ses cercles militants, les NEM-Clubs, servaient de relais médiatique à cette campagne de recrutement qui ciblait en particulier l’École royale militaire et la légion mobile de la gendarmerie. En leur sein, beaucoup de sympathisants et de membres actifs seront recrutés. À ma connaissance, depuis la Libération, ce fut la première fois que des officiers d’active et de réserve rejoignirent au grand jour un mouvement d’extrême droite. Ce qui est pourtant totalement interdit !


Le NEM était un instrument de la droite nationale belge, alors incarnée par le CEPIC. La branche jeune des NEM-Clubs deviendra le Front de la jeunesse, une véritable organisation paramilitaire privé d’extrême droite au service, jusqu'à la fin des années 1990, de la même mouvance politique.


Deux hommes de l'ombre furent les courroies de transmission entre les divers maillons de ce plan de déstabilisation. Il s'agit d'Émile Lecerf et de Florimond Damman. Le premier dirigeait le Nouvel Europe magazine et était le parrain politique de dirigeants d’extrême droite, dont Francis Dossogne du Front de la jeunesse et plus tard Paul Latinus du Westland new post (WNP). Lecerf avait déjà été nommément désigné dans un rapport de la Brigade de surveillance et de recherche (BSR) de la Gendarmerie, en septembre 1973, comme étant l'un des chefs d'orchestre du réseau clandestin antidémocratique à la base du coup d’État. 

 

Le second, Florimond Damman, est moins connu, mais appartenait à la « bourgeoise d’affaires ». Il était notamment lié à des aristocrates proches du Palais royal et de l’OTAN. Damman fut le maillon de référence d'un réseau international anticommuniste impliqué dans des actions clandestines. Via plusieurs organisations européennes dans lesquelles ce personnage évoluait, la droite conservatrice côtoyait l'extrême droite subversive. Damman avait de très bonnes relations avec un ministre espagnol franquiste et membre important de l'Opus Dei. Il était surtout lié à Yves Guérin-Sérac, un ancien de l’Organisation armée secrète (OAS) durant la Guerre d’Algérie devenu ensuite la figure de proue d'une organisation internationale de « stratégie de la tension » au service des régimes autoritaires et travaillant avec des services de renseignements occidentaux (2).



RÉSISTANCES - Les documents internes que vous avez récoltés, les éléments matériels existants et les témoignages recueillis sont-ils par la suite complétés par d'autres preuves démontrant la tentative de coup d'État ?


Walter DE BOCK - Bien plus tard, au début des années 1980, à l'occasion d'enquêtes sur d'autres faits de déstabilisation, comme celle sur les tueries du Brabant, de nouvelles sources viendront renforcer les révélations que nous avions publiées sur ce projet de coup d'État politico-militaire. Lors d'auditions de témoins clés devant les commissions parlementaires d'enquête sur les réseaux clandestins militaires Gladio de l’OTAN, sur le banditisme et le terrorisme, par exemple.


L’existence jusqu’au début des années nonante d’un réseau parallèle constitué de militaires d’extrême droite fut encore confirmée. Pour rappel, l’objectif de plusieurs personnalités impliquées dans ce groupe antidémocratique était l'instauration d'un pouvoir fort en Belgique et la constitution d’un « gouvernement de salut national ». Instauré par la force…



Propos recueillis par MANUEL ABRAMOWICZ
à Leuven en février 2004

RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite





Notes :
(1) En mai 1999, le mensuel bruxellois Avancées avait publié un document prouvant les liens de ces Jeunesses Belges-Belgische jeugd (JBJ) avec l'extrême droite. Dans ce document d’archives, les JBJ était clairement présentées comme étant une des structures de la mouvance du CEPIC, la tendance d'ultradroite du PSC menée alors par l'ex-Premier ministre Paul Vanden Boeynants.

 

(2) Il s’agit de l’agence Aginter Press, un réseau international clandestin d’extrême droite, également connu sous le nom de « Ordre et Tradition », installé à Lisbonne durant la dictature salazariste. Aginter Press sera impliquée dans la « stratégie de la tension », responsable d’opérations de déstabilisation en Italie. Cette stratégie lie des services de renseignements des États-Unis et l’OTAN qui utilisèrent des organisations d’extrême droite pour commettre des attentats aveugles en Italie, notamment.






DOCUMENT EXCLUSIF 

Première page de la note interne de la Brigade de surveillance et de recherche (BSR) de l’ex-gendarmerie belge, intitulée « Info coup d’État en Belgique ». Elle est datée du 10 septembre 1973 et concerne une enquête de la BSR sur la préparation d’un putsch militaire impliquant « certains milieux financiers et des groupements politiques d’extrême droite ». Comme d’autres, le nom d’Émile Lecerf, le patron du Nouvel Europe magazine » et futur parrain du Front de la jeunesse, est cité parmi les comploteurs.














PHOTO EXCLUSIVE Émile Lecerf (à droite sur cette photo), un des stratèges de l’extrême droite belge, en 1974, avec le sénateur libéral Hilaire Lahaye, un belgicain flamand, conservateur et royaliste pur et dur. Entre les deux hommes : le portrait du roi Léopold III, connu pour avoir été un partisan d’un État autoritaire © Photo : Article.31 / RésistanceS






QUI EST WALTER DE BOCK ?

L’auteur des propos de cette interview exclusive ci-dessus pour le journal RésistanceS, publiée une première fois en février 2004, une seconde fois en août 2022, Walter De Bock est un des pères-fondateurs en Belgique du journalisme d’enquête (d’investigation). Né dans la chic banlieue anversoise de Wilrijk, le 26 février 1946, il est issu de la bonne bourgeoisie flamande. Lors de ses études en Philosophie à l'Université catholique de Leuven (KUL), Walter De Bock débute sa carrière de journalisme au sein de la rédaction de Ons Leven, l’organe de presse du KVHV-Leuven, le cercle des étudiants catholique. Il en devient le rédacteur en chef pour l’année universitaire 1965-1966. 

Comme l’un des dirigeants locaux de Mai-68, il participe activement à la KUL au mouvement étudiant contestataire. Pour cette raison, Walter De Bock en est exclu par la direction de l’université où siège son propre père, professeur de physique et vice-recteur de la KUL.

 

Après ses années d’études, il rejoint la rédaction de l’hebdomadaire Friday, dirigé par son camarade d’unif Paul Goossens. On retrouvera ensuite Walter De Bock à la rédaction de la Nieuwe Linie, à la télévision et radio publiques BRT, à De Krant et Knack. En 1979, il intègre l’équipe du quotidien progressiste De Morgen, qui se veut alors être le « Libération flamand ». Spécialiste de la collaboration durant la Seconde Guerre mondiale, de l’extrême droite, des services de renseignements et du grand banditisme, il est l’auteur de nombreuses enquêtes journalistiques et de livres d’investigation. En 2002, atteint d’un cancer, il va diminuer ses interventions médiatiques. En novembre 2007, notre ami décède. L’ensemble de sa documentation (des milliers de pages et de pièces exclusives) a été légué à l’Université catholique de Leuven. Le « Fonds Walter De Bock » est depuis devenu un bien commun.


Avec d’autres journalistes d’investigation flamands, dont Hugo Gijsels, en parallèle à sa brillante carrière de journaliste, Walter De Bock était resté actif auprès de la presse spécialisée dans le domaine de la lutte contre l’extrême droite. Il contribua ainsi dans les années 1980 aux publications néerlandophones Halt ! et Casablanca, franco-belges Article.31 et CelsiuS, ainsi que dès son lancement en 1997 au journal francophone RésistanceS.[M. Abramowicz, RésistanceS, 24 août 2022].


© Photo de Walter De Bock en février 2004 : Manuel Abramowicz 




Cette interview exclusive du journaliste d’investigation Walter De Bock réalisée en février 2004 à Leuven (Brabant flamand) a été republiée le 25 août 2022 á l’occasion des 25 ans de notre journal.

 












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© RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite | asbl RésistanceS | N° 478574442 | Bruxelles | 25 février 2004| Republication, revue, augmentée, avec un nouveau titre et de nouvelles illustrations : 25 août 2022.

 



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