Le combat contre l’IVG au cœur de la théorie antisémite du complot

RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite  | Mercredi 26 juin 2022 | 18 h 24



L’IVG est un élément central du complot contre l’Occident chrétien. Caricature publiée, en septembre 1989,en couverture du journal du lobby anti-IVG belge Pro Vita © Photo RésistanceS – Archives RIDAF Bruxelles – Extrait des « Rats Noirs », M. Abramowicz – éditions Luc Pire, 1996.

 


EXPLICATION | Le combat pour le droit à l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est revenu au-devant de l’actualité. La décision de la Cour suprême américaine la semaine dernière de permettre aux États de l’interdire démontre l’influence croissante de la droite radicale chrétienne de l’autre côté de l’Atlantique. La propagande anti-IVG est aussi menée en Europe par la même mouvance politico-religieuse. En Belgique, dès les années 1970, une officine du nom de Pro Vita conduit l’offensive. Avec le soutien du Front national de l’époque. Il s’agit de défendre l’Occident chrétien contre un « complot mondialiste » orchestré par les Juifs et les Francs-maçons.

 

L’article que vous allez lire maintenant est extrait du livre « Les rats noirs – L’extrême droite en Belgique » de Manuel Abramowicz, publié en 1996 aux éditions Luc Pire. Il a été revu, allongé et actualisé ce 29 juin 2022 pour la présente publication. 


L'extrême droite a toujours soutenu le combat contre l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en Belgique. Deux ans après sa fondation en 1985, le Front national belge reçoit le soutien de la « ligue Pro Vita », le fer de lance du lobby anticontraception et contre l’IVG depuis le début des années 1970. La courroie de transmission principale entre cette ligue et le parti d’extrême droite est la branche belge de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X (FSSPX), le courant national-catholique intégriste fondé par feu Monseigneur Lefebvre. Dans les années septante, Pro Vita collaborait déjà dans notre pays avec le Front de la jeunesse (FJ) et le journal Nouvel Europe magazine (NEM), dans une mouvance rassemblant les divers fractions de la droite musclée, y compris bien implantée dans le Parti social-chrétien (PSC) et au Parti réformateur libéral (PRL) de l’époque.

 

L’influence de Pro Vita est efficace. Comme l’exprime, en décembre 1974, un article publié dans les pages du NEM réservées au FJ.  Extraits :

« Prendre position : l'avortement

(...) Loin de nous l'idée de juger les femmes qui se font avorter. Certaines le font pourtant, les mêmes qui pourrissent la société actuelle avec la pornographie, l'écroulement de toutes les valeurs, la destruction de la famille. Pour nous, ces malheureuses sont les victimes d'une politique, d'un COMPLOT plus général, plus grand dont elles ne sont que les jouets. Il s'agit, en fait, par l'avortement libre, de détruire ce qui reste encore à l'Occident : la vie.

Comme par hasard, c'est la gauche qui réclame cet assassinat collectif car le communisme sait où cela peut nous mener: à l'écroulement de notre démographie avec, comme conséquences, une population active raréfiée (d'où une immigration étrangère accrue), un manque de dynamisme social (d'où une facilité plus grande à accepter la destruction). L'avortement libre est une arme biologique entre les mains de la subversion. Il s'agit de détruire la jeunesse, de la réduire à un maximum. Le taux de jeunes représente l'avenir d'une race. La révolution européenne se fera à partir de la jeunesse car elle n'est pas encore pourrie par le matérialisme qui corrompt tant de nos aînés (...).

Nous luttons contre l'avortement par réflexe. Par un réflexe biologique: celui d'une race qui se sent menacée dans ce qu'elle a de plus profond: son droit de vivre. Le Front de la jeunesse doit refuser le crime qu'on nous prépare. Il ne suffisait pas de vouloir détruire les jeunes par la drogue, la pop, le sexe; il fallait plus criminel encore : l'élimination physique.

Face aux ennemis de l'Europe, il existera toujours une élite, faite de jeunes et d'adultes, qui refuseront le génocide préparé (...). »

 

NOUVEAU RELAIS POLITIQUE

Fin des années 1980, c’est le Front national belge – notamment rejoint par des activistes du Front de la jeunesse, des membres de la rédaction du Nouvel Europe magazine - qui va exprimer politiquement les revendications de Pro Vita. Et sa théorie du complot. Dans le chapitre concernant la famille du programme frontiste, il est  en effet mentionné qu’il faut « respecter la vie de l'enfant à naître et faciliter la réinsertion sociale des mères célibataires ». Ce point bien sûr concerne l'interruption volontaire de grossesse, même si cela est dit de façon camouflée et timide. L'ensemble des mesures préconisées « pour les femmes » va dans le sens des conceptions rétrogrades de Pro Vita.

 

La lecture d'un article publié dans le numéro de décembre 1989 du National, le mensuel du FN belge, nous éclaire un peu mieux de ses convictions vis-à-vis de l'IVG. L'auteur, Christophe Buffin, membre alors du parti et militant acharné anti-avortement en contact avec Pro Vita, y vilipende  « nos gauchistes », l'attitude du PSC lors des discussions au Sénat de la proposition de loi Lallemand-Michielsens pour dépénaliser l’IVG et estime « que, même légal, un crime reste un crime (...). On tue les enfants à naître, on tue les vieillards à mourir; bientôt les handicapés sous le mauvais prétexte de leur épargner une vie malheureuse - en fait, pour nous épargner la vue de leur triste condition. Et où s'arrêtera-t-on si, morceau après morceau, on extermine toute la société ? (...). » Le mot est dit. L'avortement pour ses adversaires sera considéré comme « un génocide ».

 

RÉCUPÉRATION D'AUSCHWITZ

CONTRE LE « GÉNOCIDE DE L'AVORTEMENT » 

Il y a trente ans déjà, en Belgique, c’est donc la ligue Pro Vita, avec le FN belge, qui anime les campagnes contre l’IVG. Sur le plan européen, les intégristes nationaux-catholiques de la FSSPX se retrouvent pour mener le même combat au sein de ladite Union des Nations de l'Europe chrétienne (UNEC). Son comité d’honneur est notamment composé d’un évêque lefebvriste, d’un pope orthodoxe, d’une députée européenne du FN français et du président-fondateur du Front national belge. 

 

En 1990, l'UNEC avait organisé un pèlerinage bien particulier au camp d'extermination d'Auschwitz. Non pas pour y dénoncer le génocide juif commis par l’Allemagne nazie et ses complices européens, mais l'actuel « génocide de l'avortement ». Un an plus tard, cette union tentera de répéter à nouveau au même endroit l'opération de récupération. Elle sera annulée à la dernière minute, suite au « diktat des organisation juives », selon l'officine extrémiste liée à la Fraternité Saint-Pie X.

 

COMPLOT JUDÉO-MAÇONNIQUE 

CONTRE L’OCCIDENT CHRÉTIEN

La réalité de la lutte contre l'IVG cache d'autres inspirations bien moins avouables publiquement par les nouveaux croisés de l’extrême droite chrétienne. Pour être simple: les plus obtus de ces militants « pour la vie » considèrent l'avortement et tous les moyens de contraception comme étant les instruments d'un plan mondial visant à la dénatalité du continent européen dans une première phase. La deuxième phase serait, toujours selon eux, d'anéantir les peuples européens. Le chef d'orchestre de ce gigantesque complot est désigné depuis plusieurs années dans la presse d’extrême droite aux relents antisémites. Il s’agit de la « haute finance internationale », un élément de langage codifié qui désigne les Juifs.

 

Après le vote de la loi dépénalisant en Belgique l'IVG, en avril 1990, le Conseil national du Front national belge se réuni d'urgence pour prendre position. Le communiqué officiel, écrit après la réunion, stigmatise le « complot dénataliste en cours. » Sans plus de précision. Pourtant, le doigt accusateur identifiait auparavant certains des « conspirateurs » sans détour. Ainsi, dans son numéro 49 d'octobre 1978, Vox Vitae, le mensuel de Pro Vita, informe que « les plus zélés propagandistes de l'avortement sont les francs-maçons. » Cette dénonciation sera récupérée par le FN belge. Rien d’étonnant, l’auteur de l’article de Vox Vitae est G. Wailliez, un des fondateurs de la branche belge de la Fraternité Saint-Pie X et soutien en coulisses du FN. L’un des fils de ce magistrat bruxellois sera élu en 1995 député fédéral du FN. Le fiston tiendra au Parlement belge des discours anti-IVG. Comme une obsession.

 

En juillet 1992, le journal de Pro Vita cible une nouvelle fois la franc-maçonnerie qui « nous tient à la gorge » dans une société considérée dorénavant comme « pourrie » depuis la dépénalisation de l'IVG. Il n'est donc pas étonnant de pouvoir trouver en vente dans le local bruxellois de Pro Vita, la brochure reprenant par exemple l'encyclique Humanum Genus sur « La Secte des Francs-Maçons » de Léon XIII (1810-1903) ou la troisième édition du livre « Les secrets des Francs-Maçons » de Jacques Ploncard d'Assac, un écrivain français qui exerçait sa profession de journaliste, en 1928, dans un journal dénommé L'Anti-Juif. Tout naturellement durant l'Occupation, il deviendra un collaborationniste des nazis  fort actif.

 

Cinq ans après le vote de la loi belge sur l’IVG, Vox Vitae poursuit son combat. En novembre 1995, il est écrit : « PRO VITA ! C'est l'ardent cri de ralliement de l'Occident qui se défend en dénonçant et repoussant les assassins de ses enfants ! La "légalisation" de l'avortement criminel, hélas quasi générale, aujourd'hui, dans les pays chrétiens, a été la cruelle et démoniaque réplique de Satan et de ses Loges au Concile Vatican II ayant rappelé solennellement au monde que cette monstrueuse pratique était UN CRIME ABOMINABLE. » Les radicaux catholiques ne convoquent pas par hasard ici « Satan ». Pierre-André Taguieff, spécialiste français du conspirationnisme, dans son étude consacrée à l'analyse des Protocoles des Sages de Sion, démontre que « Satan » s'est métamorphosé dans la littérature antisémite chrétienne en « Sages de Sion ». Dont acte.

 

AU-DELÀ DE L’ÉCOSYSTÈME CONSPIRATIONNISTE 

DE L’EXTRÊME DROITE ANTISÉMITE

Cela est donc clair : pour l'extrême droite antisémite, l'IVG est considéré comme un des éléments clés du « génocide fomenté contre l’Occident chrétien ». Et aujourd'hui plus que jamais, depuis sa dépénalisation dans la plupart des États de l'Union européenne, cette idée fait son chemin chez les partisans de l'Ordre Nouveau. Ainsi, en 1994, le ministre italien de l'environnement, Altero Matteoli de l'Alliance nationale (ex-MSI, le parti néofasciste de l’époque), déclara que « l'avortement  était un homicide ».

 

Quant au ministre de la Famille du même gouvernement, il a affirmé que l'IVG pouvait être considéré comme « un nouveau type d'holocauste ». Ces déclarations ne furent pas faites dans des cénacles restreints de l'ultradroite chrétienne. Elles furent prononcées préalablement à la Conférence internationale sur la population organisée au Caire, en septembre 1994, par les Nations Unies.


Une preuve de plus que la théorie du « complot juif » ou « judéo-maçonnique » agitée par l’extrême droite antisémite se développe bien au-delà de son propre écosystème conspirationniste. La mobilisation contre les mesures sanitaires pour contrer la pandémie de la covid-19, le démontre. En effet, l’un des principaux organisateurs des « marches pour la liberté », organisées à Bruxelles en automne et hiver derniers, était Civitas, le bras politique de la fraternité lefebvriste (FSSPX). Occasion pour son dirigeant, Alain Escada, un ancien membre de la direction du Front national belge, alors très lié au lobby anti-IVG Pro Vita, d’une fois encore dénoncer un « complot mondialiste » contre l’Occident chrétien.

 

 

MANUEL ABRAMOWICZ

RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite



L’article que vous venez de lire est 
extrait du livre « Les rats noirs –
L’extrême droite en Belgique »
de Manuel Abramowicz, publié
en 1996 aux éditions Luc Pire.

Il a été revu, allongé et actualisé
ce 29 juin 2022 pour la 
présente publication. 













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