Plus que jamais, l'extrême droite existe en Israël

RésistanceS|Observatoire belge de l’extrême droite  |Dimanche 21 mars2021  |18 : 08

RÉPUBLICATION À L’OCCASION DES ÉLÉCTIONS LÉGISLATIVES ISRAÉLIENNES DU 23 MARS 2021 (article paru dans la version imprimé du Journal de RésistanceSn°1, mai 2019)

Affiches de Kach, dans une rue de Jérusalem en 1992. Depuis le 9 avril 2019, le pseudopode de ce parti religieux d'extrême droite et raciste est de retour à la Knesset © Photo RésistanceS – M.Abramowicz



INTERVIEW DE DENIS CHARBIT - Depuis plus de vingt ans, elle a été membre des gouvernements successifs conduits par le Likoud, le grand parti de la droite sioniste. Cette droite radicale a dominé la campagne électorale du scrutin du 9 avril 2019. Elle renforce la nouvelle coalition conduite, une fois encore, par Benjamin Netanyahou. Quelles sont ses origines doctrinales ? Quelle est sa réelle force et son influence dans le paysage idéologique ? Comment agit-elle au quotidien ? Qui sont ses représentants. Réponses d'un spécialise de l'extrême droite juive israélienne POUR LE JOURNAL DE RÉSISTANCES.


LE JOURNAL DE RÉSISTANCES L'extrême droite israélienne d'aujourd'hui est-elle directement issue du mouvement sioniste dit « révisionniste » - dans lequel un courant fasciste existait - conduit dans les années 1930 par Vladimir (Zeev) Jabotinsky ? 

DENIS CHABROT Le maximalisme territorial est la matrice commune qui relie l'extrême droite au mouvement révisionniste de Jabotinsky : la terre d'Israël appartient au peuple juif et nulle autre collectivité nationale concurrente ne peut et ne doit y exercer sa souveraineté. Mais des différences de taille séparent ces deux tendances : d'une part, Jabotinsky n'appuyait guère sa revendication sur la promesse divine qui attribue au peuple élu la terre promise. C'était chez lui une revendication nationale et nationaliste, mais nullement religieuse. Or, c'est sur la promesse biblique que l'extrême droite fonde aujourd'hui son discours. A cet égard, les désigner comme « l'extrême droite » occulte le fait que ces partis regroupent des leaders, des militants et des sympathisants qui sont tous croyants et pratiquants – ce que n'était guère le cas de Jabotinsky et ses camarades. De plus, aussi paradoxal que cela puisse paraître, il faut rappeler que les aspirations territoriales de Jabotinsky incluaient la Transjordanie, autrement dit la Jordanie actuelle jusqu'à l'Irak, là où l'extrême droite d'aujourd'hui « se contente » de la Cisjordanie seulement. Jusqu'à nouvel ordre, en tout cas.

Il est une différence supplémentaire, pour ne pas dire un abîme, qui sépare l'extrême droite actuelle du mouvement révisionniste d'antan de Jabotinsky. Celui-ci n'était nullement fasciste ou pro-fasciste. Il avait une conception libérale du nationalisme. Il était disposé à attribuer aux Arabes dans le cadre d'un État juif tous les droits comme individu et comme personnalité culturelle, aucun droit comme nation. Il fut inspiré par le modèle austro-hongrois des minorités, non par le fascisme mussolinien. Cette tendance à la fois nationaliste et libérale a été une des marques de fabrique de la droite israélienne, mais depuis que Netanyahou est à la tête du Likoud, la plupart des figures historiques qui incarnaient cette sensibilité originale ont claqué la porte du parti et ont appelé à voter aux législatives du 9 avril 2019 pour le concurrent de Netanyahou, Benny Gantz (1). 

Alors que Jabotinsky admirait Garibaldi et Mazzini, les chefs de file historique du nationalisme italien, les leaders actuels de l'extrême droite ignorent qui ils sontet s'ils en savent quelque chose, ils ne se sentent pas moins étrangers totalement à ces figures puisqu'elles ne sont pas juives. L'extrême droite religieuse est favorable à la démocratie et à la souveraineté du peuple car, dans la conjoncture actuelle, le suffrage universel penche à droite, mais elle combat l'État de droit et entend réduire les pouvoirs dont dispose la Haute cour de justice qui constitue le dernier rempart de sauvegarde des libertés. 


LE JOURNAL DE RÉSISTANCES L'un des piliers de la droite nationaliste raciste en Israël – et dans la diaspora - fut Meir Kahane et son parti, le Kach. Le « kahanisme » a-t-il toujours une influence de nos jours dans votre pays ?

DENIS CHARBIT Une filiation directe relie le « kahanisme » au parti d'extrême droite Otzma Yehudit (Force juive). Meïr Kahane est leur rabbin de référence, leur figure tutélaire. Pour barrer la route au kahanisme, la Knesset [le parlement], gauche et droite confondues, avait adopté en 1985 une loi excluant de la compétition électorale toute liste prônant explicitement le racisme ou l'expulsion d'une collectivité à cause de son identité culturelle, religieuse ou nationale. Le mouvement du rabbin Kahane a été dissout après qu'il ait approuvé publiquement le massacre de Hébron en 1994 (2). Le kahanisme demeure une tendance marginale, mais il est présent aujourd'hui dans l'espace public avec une organisation appelée Lehava (la Flamme) qui milite contre toute forme de rapprochement judéo-arabe, et notamment dans le domaine conjugal ou celui du travail. Pour affronter les élections législatives anticipées du 9 avril 2019, Otzma Yehudit s'est notamment allié au parti religieux HaBayit HaYehudi (Foyer juif). Cette alliance a permis à Otzma Yehudit, directement issu du kahanisme, de revenir sur les bancs du Parlement, trente ans après l'exclusion de Meïr Kahane (3). 


LE JOURNAL DE RÉSISTANCES Entre groupes de colons fanatiques et partis représentés au Parlement, pouvez-vous nous faire la radioscopie exacte des composantes actuelles de l'extrême droite israélienne ?

DENIS CHARBIT - La liste est longue : commençons par le mouvement de l'ancien ministre Avigdor Liberman, Israel Beytenou (Israël notre maison), qui relève typiquement du parti populiste car il a été le premier à prendre pour cible non les Palestiniens, mais les Arabes israéliens. Il se distingue des autres formations par son oppositionà la coercition religieuse, ce qui s'explique par sa clientèle électorale russophone, nationaliste, mais anticléricale.

La plus originale des formations d'extrême droite est, sans aucun doute, le parti Zehout(Identité) de Moshe Feiglin. Celui-ci avait tenté d'investir le Likoud de l'intérieur, mais en 2015, il en avait été exclu par Netanyahou. Initialement, les médias ne lui accordaient pas le moindre intérêt et voilà qu'il a mené une campagne électorale tambour battant conjuguant des positions identitaires très marquées, un discours millénariste sur l'érection du troisième Temple et des positions libertariennes appelant l'individu à s'affranchir de la tutelle de l'État. La cerise sur le gâteau, c'est son combat, inattendu pour un parti religieux, en faveur de la légalisation du cannabis. Prédit comme une possible surprise au scrutin du 9 avril 2019, Zehout n’a cependant pas réussi a franchir le seuil requis pour avoir des élus à la Knesset.

Le Foyer juif (HaBayit HaYehudi) a fait sensation lorsqu'il s'est associé avec l'héritier du mouvement de Meir Kahane, Force juive (Otzma Yehudit). Il est consternant de voir un parti qui a une longue histoire derrière lui, se liguer avec cette formation ouvertement raciste pour des raisons électorales. Une femme pressentie pour être propulsée dans les premiers rangs du parti HaBayit HaYehudi a été la seule à clamer son opposition en interne contre cette alliance. Elle a pour finir renoncé à se présenter sur leurs listes. Avec Ihoud Leoumi (Unité nationale)et Otzma Yehudit, le parti HaBayit HaYehudi s'est présenté sous la bannière de l’Union des partis de droite.

Enfin, pour terminer ce tour d'horizon, voilà que le tandem formé par Ayelet Shaked et Naftali Benneta décidé de faire cavalier seul, en décembre 2018, en prenant la tête d'une nouvelle liste appelée HaYamin HeHadash (La Nouvelle Droite). Ministre israélienne de la justice et ministre de l'Éducation du gouvernement sortant, ils avaient en 2012 rejoint la formation HaBayit HaYehudi en insufflant un sang neuf dans ce parti de vieux caciques. Shaked et Bennet sont des ultranationalistes et des partisans acharnés du capitalisme. Dans le gouvernement conduit par Benyamin Netanyahou, la première a mené une redoutable bataille contre la Haute Cour de justice. Le second réclamait d'être nommé à la Défense pour en finir une bonne fois pour toute avec le Hamas [le mouvement politico-religieux islamiste palestinien au pouvoir à Gaza]. Durant la campagne électorale pour le scrutin du 9 avril 2019, humour noir ou pas, Ayelet Shaked s'est illustrée avec un spot télé la montrant sous les traits d'une mannequin vantant un parfum, dont le nom est «Fascisme», dont elle dira qu'il ne sent pas comme il en a l'air. Cela n'a pas suffit à La Nouvelle Droite pour franchir le seuil d’éligibilité permettant une entrée à la Knesset. 


LE JOURNAL DE RÉSISTANCES Cette droite nationaliste et populiste a-t-elle une influence sur le Likoud et dans le reste de la société israélienne ?

DENIS CHARBIT L'influence sur le parti de Benjamin Netanyahou est indéniable car il y a compétition et surenchère entre toutes ces formations. En 2013, le Likoud était parvenu à résister aux revendications nationalistes. Son leader jouait alors le rôle de « l'adulte responsable ». En 2015, l'ancien premier ministre a cédé sur toute la ligne. Il a même repris à son compte toutes les thématiques nationalistes et a fait chorus avec les partis de la droite extrême. Le résultat, c'est la disparition pure et simple de ces « princes du Likoud », issus des pères fondateurs du parti révisionniste de Jabotinsky (4). Il ne reste plus au Likoud que des démagogues vulgaires ou des idéologues polis. 


LE JOURNAL DE RÉSISTANCES Depuis plusieurs années, des migrants africains sont les victimes de véritables raids racistes, commis par des juifs de quartiers populaires et des supporters ultra de football. Ont-ils été suffisamment condamnés par la classe politique ?

J'ignore ce que vous entendez par « raids racistes ». Il n'y a pas eu de rafle ou de chasse à l'homme, mais il est vrai que des hommes politiques se sont rendus dans les quartiers déshérités du sud de Tel-Aviv pour monter les uns contre les autres, les habitants du quartier contre les réfugiés, exciter les passions. Netanyahou, une fois n'est pas coutume, a signé en avril 2018 un accord avec le Haut-commissariat aux réfugiés de l'Organisation des Nations unies prévoyant une carte de séjour en Israël pour la moitié d'entre eux. Mais aussitôt après cette signature, les pressions populaires, sur les réseaux sociaux notamment, ont été telles que Netanyahou a reculé. Depuis, il n'y a toujours pas d'accord. 

LE JOURNAL DE RÉSISTANCES Au début des années septante, faisant face au racisme, des juifs séfarades et arabes avaient fondé les Black panthers israéliennes (5). Le racisme entre juifs de communautés nationales différentes est-il toujours présent aujourd'hui en Israël ? 

DENIS CHARBIT Il n'y a pas de racisme comme doctrine explicite établissant une hiérarchie entre les communautés. Cependant, les cicatrices initiales persistent et réveillent le souvenir douloureux de la morgue et du paternalisme ashkénaze d'antan. Cette attitude explique pourquoi ces électeurs qui ont conduit au pouvoir, en 1977, Menahem Begin [voir l'encadré : Le père de l'union de la droite sioniste]ne peuvent concevoir de voter pour la gauche qui les avait mal accueillis à l'époque. Le ressentiment est toujours dur chez beaucoup de juifs séfarades et juifs proche-orientaux. Les clivages persistes entre la « tribu blanche » et celle plus « mat ». Aux dernières élections, Gantz représentait la première quand Netanyahou séduisait encore une fois la seconde. 


PROPOS RECUEILLIS PAR
MANUEL ABRAMOWICZ

RésistanceS|Observatoire belge de l’extrême droite 


[Cette interview exclusive du politologue israélien Denis Charbit a été réalisée par e-mail par Manuel Abramowicz le 15 avril 2019].




QUI EST DENIS CHARBIT ?

Il est maître de conférences au département de sociologie, science politique et communication à l’HaUniversita HaPtukha (Université ouverte d’Israël) à Ra'anana, une petite ville dans le nord-est de Tel Aviv. Il est l’auteur de livres et d'articles publiés en Israël, en France et en Belgique (notamment dans la revue « Regards » du Centre communautaire juif laïc, CCLJ-David Susskind), se rapportant aux questions existentielles de l'État israélien. Citons parmi ses ouvrages édités en langue française : « Qu’est-ce que le sionisme ? » (Albin Michel, 2007), « Les intellectuels et l’État d’Israël » (éditions de l’éclat, 2009) ou « Israël et ses paradoxes : idées reçues sur un pays qui attise les passions » (Le Cavalier Bleu, 2018). L'interview accordée au  Journal de RésistanceS par Denis Charbit est une exclusivité.


Notes :

(1) Benny Gantz(59 ans), militaire de carrière à la retraite, il a été le vingtième chef d’État-major de l'Armée de défense d'Israël. En décembre de l'année dernière, il fonde un nouveau parti, Hosen L’Yisrael (La résilience d’Israël). Avec la formation centriste Yesh Atid (Il y a un futur), Gantz forme une liste unitaire qui porte le nom de Kakhol lavan (Bleu et blanc, les couleurs du drapeau national) en vue des élections législatives anticipées du 9 avril 2019.
(2) Lors de ce raid terroristmecommis dans la ville palestinienne d'Hébron en Cisjordanie, vingt-neuf Palestiniens sont assassinés lors de la prière du vendredi dans la mosquée d'Ibrahim où se trouve le tombeau des Patriarches par Baruch Goldstein, un colon israélien membre du Kachdu rabbin intégriste Meir Kahan.

(3) Le cartel électoralpour les élections législatives du 9 avril 2019, formé par le parti Otzma Yehudit (Force juive), issu du kahanisme, et HaBayit HaYehudi (Foyer juif), a été initié par Benjamin Netanyahou en personne. Son objectif : faire de ces deux partis politico-religieux d'extrême droite des alliés pour former une nouvelle majorité gouvernementale après les élections. 

(4) Benjamin Netanyahoureprésente au Likoud la filiation idéologique avec le parti sioniste de Jabotinsky. Sur ce pseudopode politique du sionisme révisionniste anti-socialiste, lire le livre « Main basse sur Israël. Netanyahou et la fin du rêve sioniste » de Jean-Pierre Filiu, professeur des universités en histoire du Moyen-Orient contemporain à Sciences Po Paris (La Découverte, 2018).

(5) Les Black panthers israéliennesont été fondées au début des années septante en Israël. Ce mouvement politique regroupait des juifs marocains, des juifs arabes proche-orientaux venant d'Irak et de Syrie victimes de discriminations racistes commis par des juifs d'origine européenne. A ce sujet lire : « Panthères noires d'Israël », livre présenté par le belge Mony Elkaïm (Maspero, 1972).

 

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