Antisémite en dépit de son plein gré


RésistanceS  Observatoire belge de l'extrême droite  Bruxelles | Dimanche 01mars 2020 | 18 : 15


Par JEAN VOGEL
 Politologue, professeur de l'Université Libre de Bruxelles (ULB)

Jean Bricmont en direct en janvier 2018 sur le plateau du JT de la télévision russe RT en français © DR – réseau social RT France


ANALYSE - Jean Bricmont est devenu la star d'une des petites galaxies politiques très actives sur le Net. Cet ancien professeur de physique de l'université catholique de Louvain est un partisan inconditionnel de la liberté d'expression. Y compris pour l'extrême droite. Ses cibles sont souvent identiques. Une en particulier, certes de façon détournée, retient l'attention : les juifs. Le politologue Jean Vogel a collectionné et classé ses expressions émises sur son mur Facebook, pendant six mois, de janvier à juin dernier. Un travail rigoureux. Pour un résultat édifiant. Cet article fait partie du dossier sur les « intellos maudits » qui paraitra prochainement dans LE JOURNAL de RésistanceS, la version papier de notre média numérique. Il est publié ici en AVANT-PREMIÈRE.

Jean Bricmont alimente quotidiennement une page sur le réseau social Facebook très fournie et fort suivie. Pour le dernier Nouvel An, il formulait ce souhait : « Que la parole se libère à travers les réseaux sociaux, en particulier pour contourner la censure liée à la soi-disant lutte contre l’antisémitisme ». Et il concluait par un slogan général : « Vive la dé-BHLisation du monde ! » (le 1erjanvier 2019).

J’imagine que la plupart des lecteurs du JOURNAL de RésistanceSne ressentent aucune sympathie pour le philosophe parisien Bernard-Henri Lévy, cet imposteur milliardaire aussi odieux que ridicule, mais il faut encore se demander, pour user d’une expression trop rebattue, « de quoi BHL est-il ici le nom ? ». Pour y répondre, examinons comment Bricmont a « contourné la censure » et « libéré la parole » au cours des six premiers mois de 2019.

Dans la période du 1er janvier au 25 juin 2019, (176 jours), il a publié 163 statuts (soit une fréquence de 92,6 %) traitant du lobby juif et de la lutte contre l’antisémitisme (ce décompte n’inclut pas les statuts beaucoup moins nombreux ayant trait à la politique d’Israël et aux Palestiniens). A eux seuls ces chiffres révèlent à quel point Bricmont, comme tous ceux de son espèce, est pathologiquement obsédé par les juifs. En soi, presqu’aucun de ces messages ne pourrait être qualifié de manifestement antisémite mais ils sont prolongés par une pléthore de commentaires antisémites explicites ou « camouflés » (dénonçant par exemple « la communauté qui n’existe pas »). Pas une seule fois, Bricmont n’a commenté ou ne s’est distancié de ces quelques milliers d’éructations. C'est une méthode bien rodée pour « contourner la censure » et « libérer la parole », où Bricmont lance une grenade par la fenêtre puis fait semblant d'ignorer ce qu'elle a provoqué. 

Avec 5.000 amis et plus de 15.000 abonnés, la page Facebook de Jean Bricmont est sans conteste le plus important espace d'intervention antisémite existant en Belgique francophone.

Pour désigner l’ennemi auquel doit s’affronter « la dé-BHLisation du monde », Bricmont a forgé un mot portmanteau(Lewis Caroll), un amalgame sémantique permettant de désigner plusieurs choses à la fois : le « judéo-sionisme » (17/5/19). Il ne s’agit pas d’un sens restrictif, intersectionnel, ce qui en exclurait les juifs non sionistes et les sionistes non juifs, mais d’un sens extensif visant d’abord à indiquer que « le sionisme ne se limite pas à la Palestine » (1/3), qu’au contraire l’État d’Israël, les lobbies juifs transnationaux et tous les réseaux qui s’y rattachent constituent une entité unifiée visant à asservir les peuples. C’est ainsi que BHL est aussi présenté comme le représentant des « européo-sionistes » (3/5) qui, à travers l’Union européenne, anéantissent la souveraineté des États-nations européens. Les judéo-sionistes sont à la fois des oppresseurs et des éléments extérieurs au peuple dont ils prétendent faire partie. D’où aussi la multiplicité des combats contre eux évoqués par Bricmont : la dénonciation du rôle du lobby pro-Israël au Congrès US est une « lutte de libération nationale » (6/3), l’action des gouvernements polonais et hongrois est défendue (« lutter contre l’influence de Soros ce n’est pas avoir de l’aversion pour LES juifs », le7/3) et même admirée (« Je reproche beaucoup de choses aux Polonais, mais au moins ils gardent leur dignité face au chantage à l’holocauste », le 19/2). La prétention des judéo-sionistes à se faire passer pour français est parfois moquée (« Attali-Minc, les enfants du peuple tout entier (ça fait penser à Fils du peuple de M. Thorez) », 3/2) mais parfois violemment dénoncée. Ainsi, à la suite d’un chahut organisé par l’Union des Etudiants Juifs de France contre un enseignant, Elie Hatem, membre de l’Action française et partisan de « l’antisémitisme d’État » de Maurras, Bricmont se lâche : « Ces gens se croient tout permis. Malheureusement tout leur est permis, à cause de notre lâcheté collective » (le 6/2) ; « Français quand défendrez-vous votre propre dignité ? » (19/2).

La grande cause de Jean Bricmont est irréligieuse, c’est la dénonciation de la lutte contre l’antisémitisme. Elle est vue par lui comme une religion néfaste : « La lutte contre l’antisémitisme est l’opium des intellectuels » (23/2). Contre cette drogue, il se pose en défenseur de la « liberté d’expression pour tous » (11/1). Il s’agirait simplement d’une liberté élémentaire : « Il faut défendre la liberté d’expression point à la ligne[].L’antisémitisme est un ensemble d’opinions et les opinions ne sont pas des délits » (11/3). Mais il y insère une précision intéressante : « Y compris pour les ‘‘antisémites’’ réels ou supposés ». Un antisémite « réel » est un raciste, un antisémite « supposé » est calomnieusement accusé de l’être afin de le discréditer, en raison d’autres motifs comme l’opposition à la politique israélienne. La distinction de l’un et de l’autre représente un enjeu politique majeur, mais Bricmont veut au contraire les amalgamer comme étant tous deux victimes de la censure du judéo-sionisme et de ses complices. De la même façon, il récuse la distinction entre antisionisme et antisémitisme et se retrouve solidaire de la tentative de la droite israélienne de les identifier : « Franchement je m’en fiche de cette distinction antisémitisme/antisionisme ou de la position des juifs antisionistes. La seule question qui se pose est celle de la liberté d’expression pour tous » (21/2). Mais il s’agit en réalité de bien autre chose que de la liberté : « Les vraies questions sont : 1. est-ce dans l’intérêt des EU et de l’Occident de soutenir Israël ? Réponse : non. 2. Alors pourquoi le faisons-nous ? Réponse : à cause de l’influence du lobby. Est-ce que ces réponses sont antisémites ou antisionistes ? C’est une question de définition et je m’en fiche. Ce qui est important c’est de discuter de ces questions et des réponses et l’assertion ‘‘l’antisionisme n’est pas de l’antisémitisme’’ ne sert qu’à nous en détourner » (7/3). 

Les méthodes qui lui permettent de relancer chaque jour son combat sont peu ragoutantes. Il y a d’abord – c’est le plus facile – les provocations : « Quant à moi je reste rouge-brun et fier de l’être » (12/1) ou « J’adore être complice des crimes du passé ! C’est déjà le cas avec l’holocauste… » (23/1). L’effet est assuré mais comme Bricmont n’a pas une très haute opinion du niveau de ses amis, il se croit souvent obliger de préciser « je plaisante » ce qui en déforce l’efficacité.

Bricmont ne recule pas devant de petites manipulations : reproduction d’une interview de Boris Johnson titrée « I am a passionate Zionist », avec pour commentaire « Traduction je veux être premier ministre ! » (24/6). On n’accède pas au pouvoir sans donner des gages au judéo-sionisme n’est-ce pas ! Las, l’interview datait d’août 2014 en un temps où personne n’imaginait cette éventualité. Mais on découvre aussi de plus grandes manipulations. Bricmont a reproduit copié-collé un assez long extrait d’un article de Robert Faurisson dans feue la revue confidentielle lesAnnales d’histoire révisionniste­, sans aucune indication de l’auteur et de la source (le 17/6). L’extrait en tant que tel est anodin, la grande masse des lecteurs n’y voit que du feu, ce qui n'est pas le cas des négationnistes du noyau dur, qui connaissent leur Faurisson par cœur. Ils auront bien reçu le message.

Fin juin une certaine rumeur a atteint les oreilles de Bricmont. Rien dans l’espace public ni sur un quelconque réseau social, mais il réagit fébrilement. Il n’était pas concerné par le contenu de sa page : « Je ne lis pas ce que les gens postent sur ma page et je ne m’en considère pas responsable » et « je n’ai pas les moyens de la contrôler » (26/6). Il n’avait rien d’antisémite, même s’il lui arrivait de critiquer « comme presque tout le monde » la politique d’Israël. Et puis, argument imparable d’une originalité extrême, il avait eu dans sa vie des amis juifs : « Par ailleurs, même si je ne devrais pas le signaler, j’ai écrit 10 livres en collaboration avec des juifs et j’ai travaillé pendant des années avec de nombreux collègues juifs, y compris un survivant d’Auschwitz » (26/6). Et dès le lendemain des mesures étaient prises. Il demandait à ses amis « réels ou supposés » (comme les antisémites !) « de ne plus rien mettre en commentaire sur ma page d’antisémite ou qui y ressemble. Rien sur les juifs, l’holocauste, etc. » Et « malgré tous ceux qui pourraient m’accuser de lâcheté », il demandait à l’avenir « à mes vrais amis sur fb de me signaler en mp[message privé] tous les commentaires qui pourraient avoir un soupçon d’un relent d’un atome d‘antisémitisme et de qqch du genre et je bloquerai la personne qui aurait mis ce commentaire » (27/6).

Qu’est-ce que Jean Bricmont ? Ecoutons la réponse de Sartre à la question qu’est-ce qu’un antisémite ? : « C’est un homme qui a peur. Non des Juifs, certes : de lui-même, de sa conscience, de sa liberté, de ses instincts, de ses responsabilités, de la solitude, du changement, de la société et du monde ; de tout sauf des Juifs. C’est un lâche qui ne veut pas s’avouer sa lâcheté » (Réflexions sur la question juive).


JEAN VOGEL

Invité de RésistanceS |Observatoire belge de l’extrême droite 




Qui est Jean Bricmont et Jean Vogel ?



Jean Bricmont - Ce bruxellois de naissance, âgé aujourd'hui de 67 ans, a été professeur de physique théorique à l'Université catholique de Louvain (UCL). Jean Bricmont participe à de nombreuses conférences, débats ou séminaires académiques sur l'athéisme, l'agnosticisme,la version rationnelle de la théorie quantique, le problème cosmologique, le déterminisme, le réductionnisme, le matérialisme, les notions de vérité, l'objectivité, le réalisme ou encore l'idéalisme.Parfois avec des éminences, comme André-Joseph Léonard, l'archevêque de l'Église catholique belge jusqu'en 2015. Mais dans le milieu « gauchiste », Bricmont est plus connu comme un fervent défenseur de la liberté d'expression. Il est même l'auteur d'un manifeste allant dans ce sens, « La République des censeurs » (L'Herne, 2014). Dans celui-ci, l'intellectuel belge prend, entre autre, la défense de Robert Faurisson (1929-2018), le « pape du négationniste » du génocide juif commis par les nazis allemands et leurs complices européens. Pour Jean Bricmont, les « penseurs » (par exemple Alain de Benoist du Groupement de recherche et d'études et pour la Civilisation européenne) et les leaders d'extrême droite (comme Alain Soral), racistes ou/et antisémites, doivent pouvoir s'exprimer en toute liberté. Le principal danger selon Bricmont est l'antifascisme qu'il considère notamment comme une « agression physique des opposants au système ». Autre cible, lesdits « droits-de-l'hommisme ». Parfois empruntant des accents libertaires, Jean Bricmont se positionne de plus en plus sur le programme souverainiste de François Asselineau, le président-fondateur de l'Union patriotique républicaine (UPR), qui outre-Quiévrain revendique un « Frexit ». Accusé d'être antisémite ou en tous les cas être obsédé par les juifs, ce libre expressionniste inconditionnel se défend de l'être. Le mois dernier, il va le répéter, certes en broebbelant, lors d'une interview pour la nouvelle web-télé belge Pensées plurielles, avec Aurore Van Opstal, une journaliste indépendante qui est comme lui assez « zig-zagueuse » [M.AZ].



Jean Vogel - Il est diplômé en philosophie de l'Université Libre de Bruxelles (ULB) en 1981, puis, l'année d'après, il obtient une post-licence à l'Institut de philosophie de l'Université de Rome. En 2004, il passe avec succès sa thèse de doctorat en sciences politiques à l’ULB où il enseigne depuis plusieurs années. Sur le campus universitaire, il coordonne de 2008 à 2019 l'Institut Marcel Liebman et s'est chargé de l'organisation de ses séminaires, chairs et conférences annuels sur l'histoire et l'actualité des gauches, en Europe et au Proche-Orient. De 2015 à 2018, Jean Vogel dirige le Centre d’Histoire et de Sociologie des Gauches de l’ULB. Il a encore été journaliste pour la presse progressiste, au quotidien La Wallonienotamment, et formateur dans le secteur associatif, pour le Centre socialiste d'éducation permanente (CESEP) et le Centre de formation des cadres culturels (CFCC). Jean Vogel est l'auteur du livre « La réinvention de la théorie politique par Fichte. De Kant à Machiavel » (éditions de l'université de Bruxelles, 2014) et « Le Testament du Che » (chez Aden en 2008). Il est par ailleurs le co-signataire d'interventions collectives dans la presse sur des thèmes politiques. Il fait ainsi partie par exemple des auteurs des textes d'opinion « Le boycott d’Israël à l'ULB : une opinion délictueuse? » en juillet 2012, « Quelle "face hideuse de Ken Loach"? C'est un procès en sorcellerie ! » en avril 2018 ou « Réprimer les manifestations : une banalisation de pratiques policières inadmissibles en démocratie » en octobre 2019 dans le quotidien La Libre Belgique. L'article de Jean Vogel consacré sur cette page à Jean Bricmont n'est pas le premier qu'il écrit pour le Journal de RésistanceS. En 1998, nous avions déjà publié son premier article pour notre média papier de l'époque : « ''J'accuse'' a eu cent ans : réflexions impertinentes... » [S.H].


Jean Vogel sera présent au Forum en résistance 





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© asbl RésistanceS | Bruxelles | Dimanche 01 mars 2020