« Le parti d'extrême droite MHP est un des piliers de l'État turc » (interview d'Ahmet Insel)

RésistanceS Observatoire belge de l'extrême droite Vendredi 17 janvier 2020 |17 h 56



Le chef du Parti d'action nationaliste (MHP), Devlet Bahçeli, en 2017, avec le président turc et chef
du Parti de la justice et du développement (AKP), Recep Tayyip Erdogan.



INTERVIEW – En Turquie, un parti d'extrême droite est particulièrement actif. Le Parti d'action nationaliste (MHP) est également présent en Europe dans la diaspora turque. Des liens existent entre le MHP et des élus de partis démocratiques belges, comme la récente « affaire Emir Kir » l'a démontré. Le journal RésistanceS s'est entretenu avec le journaliste et professeur d'université Ahmet Insel. Pour mieux comprendre l'histoire, l'idéologie et les liens actuels de ce parti national-fasciste raciste et islamiste avec le pouvoir turc.


RÉSISTANCES - Le Milliyetçi Hareket Partisi (MHP) est-il toujours de nos jours un parti d'extrême droite ?

AHMET INSEL – Oui, le MHP est la principale force politique prônant un nationalisme radical en Turquie. Il défend un nationalisme à base ethno-linguistique autour de l’identité turque. D’autre part, il défend une ligne politique qui sacralise l’État turc qu’il identifie comme le garant de la « Nation turque » dans un monde hostile à la « turcité ». La Nation du MHP se base sur des critères ethniques, la turcité. Cette assimilation entre l’État et la Nation est l’essence de l’extrême droite turc.

RÉSISTANCES - L'idéologie de fondation du MHP se base sur les écrits de Nihâl Atsiz (1905-1975). Cet écrivain nationaliste turc aurait été notamment inspiré par l'idéologie raciale du parti nazi allemand d'Adolf Hitler. Est-ce le cas ?

AHMET INSEL – Jusqu’au milieu des années 1960, en effet Nihal Atsiz est une référence principale des courants nationalistes. Ce nationalisme des années de la Guerre froide est aussi fortement marqué par l’anticommunisme et exprime un fort tropisme pour l’idéologie nazie. Il manifeste toutes les caractéristiques du racisme avec l’antisémitisme, la haine des Arméniens et des Grecs. Dans les années 1950, ce courant a été plus ou moins téléguidé par la stratégie de « containment » des États-Unis. Mais avec la prise de contrôle du Cumhuriyetçi Köylü Millet Partisi (CKMP, parti conservateur-paysan), en 1965 par le colonel Alparslan Türkeş et sa clique, puis sa transformation sous le nom de Milliyetçi Hareket Partisien 1969, un aggiornamentova s'opérer dans le nationalisme panturquiste. Le MHP va mettre à pied d’égalité l’islam et le nationalisme turc. Or, Nihal Atsiz valorisait les us et coutumes pré-islamiques des Turcs. Le poète et idéologue islamo-nationaliste Necip Fazil Kisakürek va alors être mis plus en avant. Il est aussi l’inspirateur principal des jeunes islamistes de l’époque, comme Recep Tayyip Erdogan, l'actuel président de la république turque et chef de l'Adalet ve Kalkınma Partisi (AKP, en français : Parti de la justice et du développement, tendance nationaliste-islamiste).

RÉSISTANCES - Le MHP se revendique du panturquisme et touranisme. Que sont ces idéologies ?

AHMET INSEL –Ce parti d'extrême droite se revendique aujourd’hui moins du panturquisme, mais plus du conservatisme turco-islamiste. L’idéologie dit de « synthèse Turc-Islam » est apparue comme un courant de pensée élitiste dans la mouvance de l’extrême droite turc dans les années 1970. Elle sera ensuite adoptée par les généraux putschistes de 1980. La plupart des figures de proue de la synthèse turco-islamiste ont été très proche de MHP. La fameuse phrase de Türkes « nous sommes Turcs autant que la montagne Tengri et musulmans autant que la montagne Hira », continue à être la ligne idéologique du Parti d'action nationaliste. En revanche avec le retour en force de la Russie en Asie Centrale, la politique panturquiste est mise un peu de côté, sauf lors de quelques manifestations annuelles.

RÉSISTANCES - L'organisation paramilitaire des Loups Gris existe-t-elle toujours de nos jours ? Sous quel nom agit-elle et est-elle toujours liée au MHP ? 

AHMET INSEL – Il y a eu dans les années 1990, une certaine prise de distance de la direction du MHP avec les Loups Gris. Ces derniers avaient été infiltrés par les services de renseignements turcs. Qui pouvaient ainsi mieux manipuler cette organisation nationaliste.

Le successeur du colonel Türkes, Devlet Bahçeli, a essayé de donner au MHP une nouvelle identité politique, plus respectable, pour lui permettre d'être intégré au pouvoir turc. Sa participation à la coalition gouvernementale dirigée par le social-démocrate Ecevit, en 1999, a été le fruit de ce recentrage. Mais ce parti a toujours gardé une fibre nationaliste virulent face, par exemple, aux revendications de reconnaissance par les Kurdes de leur identité. L’organisation de jeunesse du MHP, Ülkü Ocaklari (les Foyers de l’Idéal ou Foyers idéalistes) avait aussi organisé une manifestation de protestation en proférant des menaces de mort devant le journal Agos, dirigé par Hrant Dink, quelques semaines avant son assassinat en 2007. Dans les moments jugés critiques pour le nationalisme turc (problèmes chypriote, arménien, kurde, etc.), la direction du MHP mobilise ses troupes composés de jeunes nationalistes embrigadés. 


Campagne électorale en novembre 2018 du MHP dans la ville d'Emirdag d'où proviennent de nombreux
turco-belges. Ce parti d'extrême droite est également bien implanté en Belgique © DR


RÉSISTANCES – Quels sont les liens actuels du Parti d'action nationaliste avec le pouvoir turc de Recep Tayyip Erdoğan ?

AHMET INSEL – En juin 2015, la direction du MHP a eu le choc de se retrouver au parlement turc en quatrième position derrière le Halkların Demokratik Partisi (HDP, Parti démocratique des peuples), la grande formation pro-kurde de gauche. Àpartir de ce choc existentiel, il y a eu un rapprochement progressif entre le MHP et l’AKP de Recep Tayyip Erdogan. Après la tentative du coup d’État de juillet 2016, ce rapprochement s’est accéléré. C’est le MHP qui a permis à Erdogan d’amender la constitution, en avril 2017, pour introduire un régime hyper-présidentiel. Et, en 2018, aux élections présidentielles et législatives, les deux partis ont formé une alliance politique qui perdure depuis. Sans le soutien du MHP, le président turc n’a pas de majorité parlementaire. Par ailleurs les sondages d’opinion montre qu’il ne pourra pas être réélu à son poste sans l’apport des voix des électeurs de MHP. Aujourd’hui, Erdogan a plus besoin du MHP que le MHP d’Erdogan. Cette alliance a permis aussi aux cadres de ce parti d'extrême droite d’infiltrer et de contrôler des positions stratégiques dans les secteurs de la santé, de l’éducation, de la justice et de la police. Le Parti d'action nationaliste est un pilier essentiel du pouvoir turc.


Propos recueillis par
MANUEL ABRAMOWICZ
RésistanceS Observatoire belge de l'extrême droite






QUI EST AHMET INSEL ?

Professeur d'université, journaliste, politologue, économiste et éditeur, il est né à Istanbul en 1955. Dans les années 1970, il part en France pour entamer des études universitaires. Diplômé en économie de l’université parisienne Panthéon-Sorbonne, Ahmet Insel y devient maitre de conférence, puis vice-président. Il sera également professeur à l’université turque de Galatasaray à Istanbul. Auteur d'études et d'articles sur la situation politique en Turquie, il est membre de la rédaction du mensuel sociopolitique progressiste Birikim. Ahmet Insel a également écrit pour les journaux Cumhuriyetet Radikal. Il dirige encore le comité éditorial d'Iletişim, une maison d’édition où ont été édités les œuvres du romancier turc Orhan Pamuk. Ahmet Insel est l'auteur notamment des livres « Dialogue sur le tabou arménien » (avec Michel Marian et Ariane Bonzon), paru en 2009 chez Liana Levi, « Violence, politique et civilité aujourd'hui. La Turquie aux prises avec ses tourments » (avec Marie-Claire Caloz-Tschopp, Pinar Selek et Étienne Balibar), en 2014 aux éditions L'Harmattan, et « La nouvelle Turquie d'Erdoğan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire » en 2015 aux éditions parisiennes La Découverte.

RADIOSCOPIE DU PARTI D'ACTION NATIONALISTE (MHP)



Nom en turc
Milliyetçi Hareket Partisi (MHP)

Emblèmes
Les trois croissant de l'islam, en blanc sur fond rouge. Les organisations internes ou liées au MHP reprennent également l'emblème du « Loup Gris », repris dans un croissant musulman.

Année d'apparition
1969

Parti d'origine 
Cumhuriyetçi Köylü Millet Partisi (CKMP), parti conservateur-paysan actif en Turquie de 1958 à 1969.

Fondateur-Président du MHP
Alparslan Türkeş (1917-1997), colonel de l'armée turque. Il a participé au coup d’État militaire de 1960. Surnom : « Basburg », en français « Le Meneur ».

Ligne doctrinale d'origine
Panturquiste, touraniste, nationaliste ethnique, nationaliste-idéaliste, conservateur turco-islamiste. L'idéologie du MHP est connue sous le nom de « synthèse Turc-Islam ».

Idéologues de référence
L'écrivain Nihâl Atsiz (1905-1975) et le philosophe Necip Fazil Kisakürek (1904-1983).

Liens avec les Loups Gris
Surnom donné à l'organisation paramilitaire qui apparait, dès 1969, au sein du MHP comme organisation de jeunesse, sous le nom de l'Ülkü Ocakları Eğitim ve Kültür Vakfı (Association culturelle et éducative des Foyers idéalistes).

Évolution du MHP aux élections législatives (exemples)
Année
%
Voix
Rang
Siège
1969
3,02%
274 225
5e
1 député sur 450
1977
6,42%
951 544
6e
16 sur 450 députés
1999
17,98%
5 606 634
2e
129 sur 550
2007
14,00%
5 001 869
3e
71 sur 550
2018
11,10%
5 564 517
4e
49 sur 600


Implantation locale en 2014
167 maires MHP dans des communes et petites villes.

Partenaires politiques
  • Adalet ve Kalkınma Partisi (AKP, Parti de la justice et du développement), la formation national-conservatrice islamiste du président turc Recep Tayyip Erdoğan
  • Büyük Birlik Partisi (BBP, Parti de la Grande unité), fondé en 1992 par des dissidents du MHP.
Avec l'AKP d'abord et le BBP ensuite, le MHP a scellé une coalition pour les élections législatives de 2018 qui porte le nom de Cumhur Ittifaki (Alliance populaire). Résultat : la majorité au Parlement turc avec 341 députés sur 600.


Logos des trois partis majoritaires en Turquie rassemblés dans l'Alliance populaire,
de tendance nationaliste d'extrême droite et national-conservateur islamique.




PLUS D'INFOS ?

Quelques liens vers des articles du journal RésistanceS.be sur l'extrême droite turque


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