La presse antifasciste, l'exemple du mensuel Article. 31, ancêtre de CelsiuS et de RésistanceS

RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite |  Dimanche 10 juillet 2016


LES GRANDES INTERVIEWS de RésistanceS 






DANS NOTRE HISTOIRE – Voici une interview exceptionnelle de Jacques Leloup, l'un des piliers de la rédaction du mensuel Article. 31, puis de la revue franco-belge CelsiuS, les ancêtres de RésistanceS. Jacques Leloup relate dans l'entretien qu'il nous a accordé la saga de cette presse antifasciste constituée de militants et de journalistes professionnels d'investigation – INTERVIEW


RESISTANCES : En quelle année a été créé le journal « Article.31 », pourquoi et par qui ?


JACQUES LELOUP : Au lendemain de l’assassinat d’Henri Curiel (1), militant anti-colonialiste, le 4 mai 1978 à Paris, ses amis fondent une association en sa mémoire. Son objectif est de rétablir la vérité sur les activités d'Henri Curiel qui avait été la cible, juste avant son meurtre, d'une campagne médiatique orchestrée notamment par la droite et l'extrême droite. L'Association Henri Curiel veut encore apporter son soutien à l’action judiciaire de la partie civile pour découvrir les auteurs et les commanditaires de son assassinat. Elle se fixe aussi pour but d’alerter l’opinion sur la montée de la violence d’extrême droite.

En effet, l’assassinat d'Henri Curiel a été revendiqué par un « commando Delta », du nom des groupes d’activistes constitués par l’OAS (2) à la fin de la guerre d’Algérie. Il n’est donc pas exclu que les tueurs soient à rechercher dans cette mouvance.
Très rapidement l’association édite un bulletin qui, en particulier, recense et analyse les exactions et attentats - ils sont nombreux à l’époque - commis par l’extrême droite ou susceptibles de lui être attribués.

Le dernier numéro du « Bulletin Henri Curiel » paraît en juillet 1984 et se transforme en « Article.31 ». Le premier numéro de la nouvelle revue est daté d’octobre 1984.

Rédigé par une équipe de militants et par des journalistes indépendants spécialisés, « Article.31 » vise à apporter à ses lecteurs des éléments d’information et de réflexion sur les activités de l’extrême droite et de ladite « Nouvelle Droite », au niveau national et international, avec un focus particulier sur leurs liens avec la droite classique, les imbrications existant entre ces divers courants, leurs stratégies et leurs buts réels. Il s'agit d'un travail de journalisme d'investigation.

A la suite de divers contacts, des amis belges, soucieux de montrer le vrai visage et les pratiques douteuses de l’extrême droite en Belgique, constituent une équipe sous la houlette du journaliste d'investigation Philippe Brewaeys (3) et rejoignent « Article.31 » en janvier 1986. La revue comporte désormais un supplément belge dans chaque numéro. Ce qui nous donne l'occasion de la diffuser en Belgique.

Peu après le décès de l’un des fondateurs, Christian Boullé, il est décidé de séparer les activités nationales et les activités internationales. « Article.31 » continue à couvrir les activités de l’extrême droite en France et l’équipe belge et une partie de l’équipe française fondent « CelsiuS », nouvelle publication qui voit le jour en octobre 1987 et se place, elle, dans une perspective internationale.







RESISTANCES - Il s'agit d'un journal engagé qui va pratiquer, dès le départ, le journalisme d'investigation. Pour des raisons de sécurité, les journalistes d'« Article.31 » signent leurs articles par des pseudonymes. Il est dangereux d'écrire sur – et contre - l'extrême droite ?
c
c
c
JACQUES LELOUP - A l’origine, les rédacteurs d’« Article.31 » travaillaient essentiellement sur les informations publiées par la presse, en particulier celle d’extrême droite, peu lue par les militants progressistes, le monde politique, les universitaires et les journalistes de la grande presse. Il s’agissait d’une veille qui visait à faire ressortir, par des analyses et des recoupements, des éléments significatifs de l’activité des groupuscules violents, des mouvements activistes et des partis politiques d'extrême droite.

De véritables investigations ne sont apparues, justement, qu‘avec l’arrivée des journalistes belges. Parmi ceux-ci, certains étaient déjà des journalistes professionnels et disposaient de moyens plus étendus, notamment au niveau des contacts, que ceux de simples militants.

Concernant l’usage de pseudonymes, il y avait bien sûr un souci de sécurité mais surtout un désir de discrétion. Il s’agissait, pour nombre de collaborateurs, de ne pas mélanger le militantisme propre à la revue et des activités professionnelles qui pouvaient être totalement étrangères à ce militantisme.





RESISTANCES - Quelle était à l'époque, en France, la situation de l'extrême droite dans le paysage politique ?

JACQUES LELOUP - A la fondation d’« Article.31 », on pouvait constater une progression manifeste des thèmes fascistes et racistes dans l’opinion, notamment grâce à l’action d’officines comme le Club de l’Horloge, très actif depuis 1980, qui diffusaient leurs idées dans tous les courants de la droite classique.

Beaucoup de militants extrémistes, comme Alain Madelin pour ne citer que lui, étaient passés de la violence contre les « gauchistes » au combat des idées, beaucoup plus efficace. Un bon article dans le « Figaro Magazine » a plus d’impact que de s'affronter dans la rue avec des « gauchistes ». On pouvait d’ailleurs noter à l’époque, une baisse des actions violentes commises par l’extrême droite, contre les librairies de gauche par exemple.

Ce changement de stratégie était lié, indéniablement, à l’apparition de plus en plus importante du Front national de Jean-Marie Le Pen dans le paysage électoral. Aux élections européennes de juin 1984, le FN venait d’emporter dix sièges sur quatre-vingt-un réservés à des députés français au Parlement européen.




RESISTANCES - Qui étaient en particulier les membres de la rédaction belge ?


Comme nous l’avons déjà indiqué, « Article.31 » se renforce en 1986 avec l’arrivée d’une équipe belge conduite par Philippe Brewaeys, déjà journaliste d’investigation et qui a fait partie, dans les années 1970, de la rédaction de l'hebdomadaire « POUR » qui fut la cible, en 1981, d'un attentat commis par un commando terroriste d'extrême droite.

La rédaction belge d'« Article.31 » est aussi composée de militants antifascistes qui rédigent régulièrement diverses chroniques et de collaborateurs ponctuels, comme Jan Willems. Les articles publiés proviennent du suivi de la presse, d’enquêtes sur le terrain et d'informations inédites recueillies auprès de nombreux contacts dans divers milieux. A cet égard, rappelons qu’un comité de parrainage avait été constitué qui comprenait des personnalités comme le journaliste flamand Walter de Bock (4), le dirigeant associatif Pierre Galand, le journaliste Patrick Remacle, le syndicaliste Jacques Yerna (5) et encore bien d'autres. 

C
C
C

C
RESISTANCES - Quelles ont été les faiblesses de votre journal, mais aussi son apport dans les informations de terrain et exclusives utiles pour combattre l'extrême droite ?


JACQUES LELOUP - La revue, essentiellement militante, n’a pu avoir qu’une diffusion limitée. Internet ouvert au grand public n’existait pas encore et toute prospection passait par le papier, d’où des coûts qui auraient nécessité des moyens financiers qui nous manquaient. 
Néanmoins, des critiques favorables, dans des journaux de référence comme « Le Canard enchaîné » ou « Le Monde diplomatique », et de nombreux contacts avec diverses institutions ou associations ont permis à la revue de maintenir un niveau d’abonnements correct.

De plus, les relations suivies avec des journalistes de la presse classique ont initié la reprise d’informations qui seraient sinon restées ignorées. C'est par exemple le cas suite à nos articles réguliers sur la « colonie Dignidad », un mouvement sectaire nazi installé au Chili et protégé durant de très nombreuses années par le dictature Pinochet.

En Belgique, de nombreux articles ou dossiers particulièrement bien documentés, comme ceux sur le lobby pro-apartheid actif au coeur du monde politique ou sur les tueries du Brabant, pour ne citer que ces deux là, ont rencontré un certain écho dans les grands médias, même si, comme en France, les sources d'orgine n’étaient pas toujours citées !



RESISTANCES - Une partie des médias sous estime souvent les discours liberticides du Front national français ou aborde l'actualité sociale et économique d'une façon qui peut lui être favorable. Le FN reste-t-il aujourd'hui une formation politique qui doit toujours être considérée comme d'extrême droite ?



JACQUES LELOUP : Bien sûr, le Front national reste une formation d’extrême droite. Il est en pleine évolution dans la mesure où autant Jean-Marie Le Pen jouait surtout de la provocation autant, sa fille vise le pouvoir, mais ses idées de base restent les mêmes.

Quelques remarques personnelles peuvent cependant être formulées. La progression électorale du FN n’a jamais été suivie d’un renforcement du parti. A part l'énarque Florian Philippot et ses lieutenants, peu de cadres nouveaux ont rejoint ce parti ces dernières années et les grands corps de l’Etat comportent peut-être des sympathisants du FN mais peu de membres actifs. Combien de préfets, d’ambassadeurs, d’inspecteurs des finances, etc. dans les rangs du FN ? Si ce dernier avait emporté une région, il aurait eu du mal à constituer l'équipe d’un président régional ! Ajoutons encore : « combien de patrons du CAC40 au Front ? » et on mesure sa grande faiblesse au niveau national. Seules une partie de la police et de l’armée peuvent être considérées comme proches de l’extrême droite, un fait qui n’est pas une nouveauté.

Cette faiblesse est aggravée actuellement par un manque de stratégie claire. Comme le note Pascal Perrineau dans le quotidien « Le Figaro » du 11 mai dernier, « L’histoire du Front national est l’histoire de violentes querelles personnelles qui souvent cachent l’opposition de tempéraments et de cultures différentes mais aussi de stratégies de choix opposées ».

Le FN lepéniste ne pourrait avoir un avenir que si les forces économiques qui possèdent le pouvoir réel décidaient de le considérer comme un recours, ce qui ne semble pas encore le cas actuellement. A quoi bon le Front national si les « socialistes » font l’affaire. Ne deviennent-ils pas même sécuritaires et répressifs ?

A l'heure actuelle, la formation lepéniste continue donc à jouer son rôle de repoussoir que l’on agite pour cacher ses propres turpitudes. Le danger est très nettement ailleurs.


Propos de Jacques Leloup, membre-fondateur des journaux Article. 31 et CelsiuS, recueillis par Manuel Abramowicz, membre d'abord de la rédaction de CelsiuS, puis du journal RésistanceS.





ARTICLE.31 ... ANCÊTRE DE RESISTANCES

Le premier numéro du journal RésistanceS (version imprimée) sort en mai 1997. Il a été fondé, à Bruxelles, par des militants antifascistes, des syndicalistes, un ancien résistant antinazi, des étudiants et des journalistes. Ces derniers proviennent d'un autre journal déjà engagé contre l'extrême droite, à la fin des années 1980 : la revue franco-belge CelsiuS.

Cette publication avait succédé au mensuel Article.31, fondé à Paris, en 1984, au début de l'ascension électorale de l'extrême droite lepéniste en France.

Depuis sa création et jusqu'à aujourd'hui, RésistanceS est resté en contact, dans le cadre d'un partenariat rédactionnel belgo-français, avec Jacques Leloup, l'un des anciens principaux responsables du mensuel Article.31 et de la revue CelsiuS.



HOMMAGE DE RESISTANCES A HENRI CURIEL A BRUXELLES


Comme le montre ci-dessous notre illustration, en novembre 2008, le journal RésistanceS a organisé, à Bruxelles, une projection d'un documentaire télé, suivie d'un débat, à la mémoire d'Henri Curiel.

Assassiné à Paris en 1978, il avait fondé et dirigé « Solidarité », un mouvement qui organisait en France des formations destinées à des activistes d'organisations de libération nationale de pays africains, arabes et latino-américains, mais aussi, au début des années 1970, à des antifascistes luttant contre les dictatures portugaise, espagnole et grecque de l'époque.

Ce sont notamment des anciens du mouvement Solidarité qui seront à la base de la création du mensuel Article.31.







NOTES

(1) Sur la vie militante d'Henri Curiel, lire le livre que lui consacra en 1984 le journaliste français d'enquête Gilles Perrault : « Un homme à part » (Bernard Barrault éditeur). Ce livre a été réédité en 2006 par les éditions Fayard. URL : www.fayard.fr/un-homme-part-9782213629094.


(2) L'OAS (Organisation de l'armée secrète) a été fondée, en février 1961, par des officiers de l'armée française qui refusèrent par la force l'indépendance de l'Algérie. Pour y parvenir, l'OAS se lance dans des actions terroristes. Son bilan criminel est important. L'organisation politico-militaire est en effet responsable, selon des sources spécialisées, de plus de 2.200 morts et de 5.000 blessés. A cinq reprises au moins, elle tentera d'assassiner le président de la république, Charles De Gaulle. L'extrême droite française, ainsi que celle de plusieurs pays européens (Belgique, Italie, Espagne, Portugal...), a apporté son appui logistique et humain à l'OAS. Le courant le plus radical de l'organisation était dirigé par des activistes nationaux-catholiques maurrassiens. Pour éviter la justice française, des dirigeants de l'OAS bénéficieront d'un exil politique dans les dictatures ibériques, avec le soutien actif de services de renseignement occidentaux (américains et européens).

(3) Sur Philippe Brewaeys, décédé le 2 mai 2016 à Bruxelles, lire : « Philippe Brewaeys, journaliste d'investigation antifasciste », article de Manuel Abramowicz, in RésistanceS, 3 mai 2016.

(4) Sur Walter de Bock, lire : « Ami de RésistanceS, le journaliste antifasciste Walter De Bock est décédé », article de Manuel Abramowicz, in RésistanceS, 20 novembre 2007. 

(5) Sur Jacques Yerna, lire : « Notre Grand Jacques est mort, hommage à un militant antifasciste », article de Manuel Abramowicz, in RésistanceS, 13 août 2003.


QUELQUES COUVERTURES DU MENSUEL ARTICLE.31
Archives RésistanceS / RIDAF.










































| RésistanceS est aussi sur




© RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite | asbl RésistanceS | N° 478574442 | Bruxelles | 10 juillet 2016  |