RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite | 29 janvier 2012 | 18 h 02
Affiche électorale de Roger Nols, un politicien libéral des années 1980 expert en xénophobie et anti-Islam © Photo Manuel Abramowicz |
ANALYSE | Le week-end dernier, le politicien libéral Alain Destexhe s’est à nouveau fait remarquer. Suite à la détérioration d’une station de pré-métro bruxelloise, il cibla les « amis norvégiens » (sic) d’une de ses collègues politiques qu’il trouve trop complaisante avec la société multiculturelle. Une entourloupe pour ne pas désigner ceux à qui il pensait, comme coupables. Alors raciste, Destexhe ? Voici une analyse linguistique et rhétorique de cette figure de langage, demandée par RésistanceS à Laurence Rosier, enseignante en linguistique à la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) | PAR LAURENCE ROSIER (ULB)
L’affaire commence dans la nuit du samedi 21 au dimanche 22 janvier 2012. Un groupe d’individus, cagoulés (ça a son importance), et qu’on n’a pas retrouvés jusqu’à présent, saccage la station Horta, une station de pré-métro à Bruxelles. Graffitis et bombes de peinture, décoration et matériel endommagés: suffisamment grave pour fermer la station.
Le parlementaire Alain Destexhe (MR) poste alors sur le mur Facebook de Marion Lemesre, autre élue libérale de Bruxelles : « Marion, tes amis norvégiens ont encore frappé ». Précision : le terme « Norvégiens » désigne dans le langage populaire, voire policier les personnes d’origine nord-africaine (dépêche d'agence 24 janvier).
Stéréotypes idéologiques
Petite analyse à chaud : en linguistique, on distingue l’explicite de l’implicite, le sens littéral du sens figuré. Dans le domaine rhétorique, on use de figures de style comme l’antiphrase ou la litote. Dans quelle mesure ces traits linguistiques et/ou stylistiques sont-ils mobilisés dans cet énoncé qui a immédiatement été taxé de raciste ?
Si je prends hors contexte la phrase : « Marion, tes amis norvégiens ont encore frappé », rien ne me permet d’interpréter la phrase comme un énoncé stigmatisant. En effet, des termes désignant des catégories géographiques (des ethnotypes) sont axiologiquement neutres en langue. Ainsi des mots « Belge », « Arabe », « Norvégien », « Chinois ». L’énoncé dans son ensemble d’ailleurs peut être interprété hors contexte comme : « il y a de nouveau tes amis norvégiens qui ont frappé » (à la porte). Mais la langue devenue discours joue souvent de l’implicite, du détournement de sens et de l’ambiguïté, au service de bonnes ou de mauvaises intentions.
Lorsque les mots circulent dans la société, l’histoire, le politique, l’éthique, le culturel ont chargé de poids les mots apparemment les plus inoffensifs. Ainsi des termes « arabe » et « juif » dont la charge sémantique interdit presque un emploi neutre. Ainsi, ponctuellement et daté, le terme « chinois » lors d’une ancienne affaire de matchs truqués dans laquelle étaient impliqués des joueurs belges : l’insulte « chinois » avait fleuri sporadiquement dans les stades et désignait tout autre chose qu’un habitant de l’Empire du Milieu.
Dans le cas qui nous occupe, l’emploi de « norvégien » relève, nous dit-on, d’une anti-phrase et d’un emploi « argotique ». L’antiphrase ne s’applique pas stricto sensu à notre exemple : norvégien n’est pas l’antiphrase de nord-africain, il en est plutôt le contre-stéréotype social. Qui dit argot dit langage secret, utilisé comme un code entre membres d’un même groupe afin de ne se faire comprendre que de ses membres (celui des truands, des étudiants, de la police…). Il peut apparaître ludique (on a parlé dans les médias de private joke) d’user du terme de « norvégien » pour désigner des personnes d’origine nord-africaine, mais c’est un emploi paradoxal qui, en fait, renforce les stéréotypes puisqu’on désigne par « norvégien » une population dont les représentations sont aux antipodes du mot : le couple « norvégien grand et blond » versus « nord-africain petit et de couleur » (non énoncé), se double sans doute d’une série de stéréotypes idéologiques charriés bon gré mal gré par leurs usagers.
Destexhe relaie donc un (contre)stéréotype plus ou moins partagé mais qui, à un niveau littéral, ne peut être « raciste » au même titre que l’emploi de « bougnoul » ou « macaque » par exemple (ce qui représente un problème d’ordre juridique s’il y avait plainte). Cependant, la mémoire du mot «norvégien» a engrangé dans certains contextes le fait que norvégien désigne la population nord-africaine, ce qui ne serait pas non plus, hors contexte, « raciste ». Il faudrait demander à la police si ce choix relève d’une pratique ludique interne, non destinée à être diffusée…mais qui propagée sur la place publique quitte une situation « privée » pour l’arène publique. Et devient « raciste ».
Mot anodin, mot explosif
Si on pousse encore l’analyse de la séquence « tes amis norvégiens », on tente alors d’imaginer la réfutation possible que pourrait donner en réponse la députée interpellée : à nouveau, hors contexte, on peut imaginer une réponse du type : « je n’ai pas d’amis norvégiens ». Mais la réfutation doit non seulement porter sur la catégorisation abusive (ce ne sont pas des norvégiens, mais alors la nouvelle question sera : eh alors c’est qui ?) mais sur le fait qu’on attribue « ont encore frappé » à cette catégorie, d’où une réponse : ceux qu’on appelle les norvégiens ont ou n’ont pas encore frappé. Et l’on mesurera tout le poids de la force idéologique de l’adverbe « encore » : la récidive est en effet largement plus punissable et la stigmatisation s’appuie sur la répétition (ce sont toujours les mêmes qui…).
Le fossé entre l’interprétation littérale, décontextualisée et explicite de la séquence avec son sens actualisé en discours, le poids de son implicite idéologique montrent à l’envi qu’on ne peut étudier les discours hors situation et que le moindre mot, le plus anodin peut devenir explosif dès lors que le contexte est de mèche…
LAURENCE ROSIER
Docteure en philosophie et lettres de
l’Université Libre de Bruxelles (ULB)
Article écrit pour le journal RésistanceS
RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite
Docteure en philosophie et lettres de l’Université Libre de Bruxelles (ULB, 1994), Laurence Rosier est spécialiste de la langue française et de l’analyse des discours sociaux. Ses publications et ses travaux portent à la fois sur des faits de langue, sur l’histoire et l’épistémologie de la linguistique et sur des faits de discours comme l’insulte ou les nouveaux rapports à la norme langagière institués par la toile et ses utilisateurs.
Elle a publié plusieurs ouvrages, dont « Le discours rapporté. Histoire, théories, pratiques », couronnée par le prix Léopold Rosy (prix de l’essai) de l’Académie de Langue et de Littérature de Belgique en 2001, ainsi que plus de cent articles dans des revues et collectifs internationaux. À l’ULB, elle enseigne la linguistique et la didactique (Texte de présentation du site de l’ULB).
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