Où en est l'extrême droite francophone ?

RésistanceS | Observatoire belge de l’extrême droite  | 27 décembre 2010 | Rep. et modif. N°2022-0823


Meeting du Front national belge et de ses jeunesses à la belle époque de l’extrême droite francophone © Photo : Archives RIDAF. 


INTERVIEW DE JEAN FANIEL (CRISP) Devenue extra-parlementaire en juin 2010, l'extrême droite francophone est-elle aujourd'hui fantomatique ou a-t-elle encore un avenir en Belgique ? Le Front national belge est divisé en clans opposés. À qui appartient le label FN, au « FN canal historique » ou au « FN réunifié » ? Les futurs succès prévisibles de Marine Le Pen, la dirigeante charismatique du Front national français, permettront-ils au(x) FN belge(s) de retrouver de bons scores électoraux, comme cela fut jadis le cas ? La droite extrême populiste commence-t-elle réellement à être dépassée par la gauche radicale populaire ? Pour répondre à ces questions, nous nous sommes entretenus avec Jean Faniel, chercheur au Centre de recherche et d'information socio-politiques (CRISP) | QUESTIONS-RÉPONSES


Manuel Abramowicz Lors des dernières élections législatives, au mois de juin 2010, le Front national a perdu toute représentation parlementaire, avec la non réélection de son député fédéral et son incapacité à déposer une liste au Sénat (où il disposait d'un élu). Présent au Parlement national de 1991 à 2010, et dans les parlements régionaux et de la Communauté française jusqu'en 2009, l'extrême droite francophone est aujourd'hui laminée et ne représente plus qu'un électorat réduit. Elle est parfois même dépassée en voix par la gauche radicale, qui semble être de plus en plus capable de percer dans l'électorat populaire et protestataire, comme le montre la progression aux élections du Parti du Travail de Belgique (PTB), par exemple. Comment expliquez-vous l'actuelle faillite du frontisme en Belgique ?


Jean Faniel - Plusieurs éléments expliquent la réussite d'un parti d'extrême droite. Plusieurs éléments doivent donc être mis en avant pour expliquer sa défaite. L'échec électoral de l'extrême droite belge francophone tient avant tout à ses tensions internes. Elle est incapable de se présenter aux électeurs de manière unie, des guerres intestines donnant périodiquement naissance à des scissions et à des dissidences. La gestion de la dotation publique allouée par le Parlement fédéral au FN s'est avérée calamiteuse, voire franchement frauduleuse, ce qui non seulement a donné une mauvaise image de ce parti dans la presse, mais l'a en outre privé de moyens financiers pourtant substantiels, quasiment vitaux pour un aussi petit parti.


Plus récemment, l'apparition du Parti populaire, et son discours parfois très dur à l'égard des immigrés ou sur la question de l'insécurité, ont sans doute contribué à priver l'extrême droite d'un réservoir de voix, ces électeurs jugeant peut-être le PP plus crédible, au moins en juin dernier, avant les dissensions internes que celui-ci a connues récemment. Le succès retrouvé du PS en 2010, d'Ecolo en 2009, et de la gauche radicale lors de ces deux scrutins, sont peut-être aussi à interpréter comme le signale que certains électeurs cherchent plutôt à gauche une alternative que des électeurs, les mêmes ou d'autres, ont par le passé cru pouvoir trouver à l'extrême droite.


Enfin, je pense qu'il faut rappeler qu'un travail de fond a été mené par le monde syndical et associatif depuis plusieurs années pour mettre les citoyens en garde contre les idées et les partis d'extrême droite. De son côté, la presse francophone, écrite et audiovisuelle, a refusé de donner la parole au FN et à ses dissidences. Cette attitude de la société civile et des médias consistant à maintenir un cordon sanitaire très solide et strict contre l'extrême droite a probablement joué un rôle aussi dans l'échec des partis l'incarnant, y compris en attisant les tensions internes. Songeons par exemple au tollé qu'a suscité la diffusion au JT d'une vidéo montrant Michel Delacroix, alors président et sénateur du « FN rénové », entonner un chant sur les camps d'extermination ; il a été forcé de céder la main à la tête du parti.


Manuel Abramowicz - 
Du côté francophone, on voit que les électeurs sont peu attirés par des partis nationalistes ou régionalistes, à la différence de ce qu'on a pu voir en Flandre depuis longtemps, et tout particulièrement cette année avec la victoire éclatante de la N-VA de Bart De Wever. Plus largement, il n'existe pas vraiment une identité nationale belge francophone, ni même wallonne, ayant la même force que l'identité flamande. Est-ce que cela peut expliquer la réussite plus limitée de l'extrême droite francophone par rapport au Vlaams Belang ?


Jean Faniel - Effectivement, l'existence d'une identité flamande forte, et de réseaux structurés capables de la porter sur le plan politique est souvent mise en avant pour expliquer l'essor du Vlaams Belang qui est à la fois un parti d'extrême droite et un parti flamingant. Le succès de la N-VA en 2010 est sans doute aussi un élément - certainement pas le seul - qui a contribué au recul du VB, ou qui l'a accentué.

Du côté francophone, le FN a toujours été un peu démuni face à l'absence d'identité nationale francophone forte. Il a plutôt joué la carte de l'attachement à la Belgique unitaire, proposant même que les provinces jouent un rôle plus important, ce qui paraît plutôt à contre-courant de l'évolution institutionnelle récente en Belgique. Pour un parti d'extrême droite, ne pas pouvoir s'appuyer sur un nationalisme fort est évidemment un peu handicapant.


Cependant, différentes formations d'extrême droite francophones ont joué la carte nationaliste sur un autre mode, régionaliste. Le « front wallon » Agir (NDLR : nom formé des initiales de l'Avant-garde d'initiative régionaliste), actif de 1989 à 1996, a eu des élus sur le plan local et a réalisé quelques percées électorales. Il y a dix ans, lors des élections communales de 2000, le Bloc wallon, constitué par des anciens dirigeants d'Agir passés entre-temps au Front national et au Front nouveau de Belgique, a fait long feu. En revanche, « Wallonie d'abord », qui se présentait pour la première fois en 2009 et est clairement issu de Force nationale, parti qui est lui-même une dissidence du FN, a atténué en 2010 son discours d'extrême droite pour mettre surtout en avant une dimension wallingante. A la Chambre, cette formation a remporté entre 1,3 % et 1,9 % selon les circonscriptions, ce qui n'est pas complètement négligeable. Mais deux grandes questions se posent par rapport à ce parti. Les électeurs qui l'ont choisi connaissent-ils sa filiation avec l'extrême droite ? Ce parti est-il encore d'extrême droite en masquant ses positions ou a-t-il vraiment la volonté de prendre ses distances avec ce courant politique ?

 


Affiches du Front national, alors unifié, pour les élections communales de 2000.

© Photo Manuel Abramowicz



 

Manuel Abramowicz - Avec les actuels ennuis du Parti populaire de Mischaël Modrikamen – qui comme en France avec Sarkozy, «chasse sur les mêmes terres électorales» que l'extrême droite – et la montée en puissance de Marine Le Pen qui devrait théoriquement devenir en janvier la présidente du Front national français et cartonner à l'élection présidentielle de 2012, l'extrême droite francophone de Belgique pourrait-elle espérer pouvoir récupérer ses milliers d'électeurs perdus d'élection en élection ? Si oui, à quelles conditions ?


Jean Faniel - Le contexte extérieur joue assurément un rôle dans le succès des partis d'extrême droite, en Belgique francophone comme ailleurs. Le déclin du PP (à supposer qu'il se confirme, or il reste quatre ans avant les prochaines élections législatives, ce qui est une éternité en politique) et le succès éventuel du FN français à l'élection présidentielle de 2012 (lui aussi à vérifier le moment venu) pourraient constituer des éléments favorables pour l'extrême droite belge francophone. De même, la diminution de la protection sociale dans notre pays, l'augmentation de la précarité de l'emploi et plus largement la dégradation de la situation socio-économique vécue par la population pourraient aussi être des facteurs favorables à un regain de l'extrême droite, même s'il ne faut pas établir un lien direct et mécanique entre précarité et vote d'extrême droite, loin de là. Cependant, l'extrême droite ne pourra récolter les fruits d'un pareil contexte… que si elle est en mesure de le faire. Cela peut sembler une évidence, mais cela souligne surtout que jusqu'à présent, la principale faiblesse de l'extrême droite a été l'extrême droite elle-même. Comme je l'ai indiqué au début de cette interview, son incapacité à présenter un visage respectable, uni et crédible a considérablement freiné son essor électoral.

Cela étant, une question revient sans cesse quand on évoque les succès et les échecs de l'extrême droite, en Belgique ou ailleurs. A quoi doit-on jauger cette réussite ? Uniquement aux performances électorales ? Ou bien faut-il examiner le degré de percée des idées d'extrême droite dans la société et la manière dont elles s'incarnent dans les politiques mises en avant par d'autres partis, considérés comme ne relevant pas de l'extrême droite, et de certains gouvernements ? La politique menée par le gouvernement français cet été vis-à-vis des Roms a relancé ce type de questionnement et de polémique.

Manuel Abramowicz - Le Front national belge, à l'instar désormais du Vlaams Belang en Flandre et du FN français, est connu depuis toujours pour ses guerres de clans, ses tensions intestines, ses tentatives putschistes pour y prendre le pouvoir et ses dizaines de dissidences. Aujourd'hui, le label FN est disputé par deux fractions frontistes différentes : celle conduite par le conseiller communal et président de l'asbl fondatrice du parti (dite « FN canal historique »), Salvatore Nicotra, et celle de l'ex-député fédéral Patrick Cocriamont, composée par les anciens parlementaires régionaux Charles Pire et Charles Petitjean, ainsi que par le mouvement néofasciste Nation (dit le « FN réunifié »). Récemment, une décision judiciaire en première instance a donné raison au second FN. Mais, le Front de Nicotra a interjeté appel et a également déposé plainte contre ses concurrents frontistes. Selon vous, à qui appartient réellement le Front national ?


Jean Faniel - Il s'agit là d'une question très complexe, qui a déjà été évoquée en justice et qui, je pense, ne pourra être réellement tranchée que par un tribunal. A moins, bien sûr, que ces différentes personnes et fractions ne se rabibochent et aplanissent leurs querelles, au moins pour un temps, ce qui ne serait pas complètement neuf dans ce milieu politique habitué aux disputes fratricides suivies de retrouvailles apparemment invraisemblables.


Plusieurs dimensions sont en jeu. Certains peuvent soutenir être les représentants légaux de l'asbl « historique », fondée en 1985. Cela leur donnerait donc une légitimité morale et historique à représenter le FN. D'autres ont été parlementaires du FN, au niveau fédéral ou à celui des entités fédérées, et pourraient de ce fait se targuer d'avoir déjà représenté légalement la « marque » FN. D'autres encore pourraient précisément mettre en avant qu'ils ont déposé le sigle FN comme marque sur laquelle ils ont la propriété intellectuelle.


Si un juge est appelé à trancher pareil conflit, il faudra voir quelle légitimité il privilégiera. La protection d'une marque dans une optique commerciale ? Après tout, avec un peu de cynisme, on pourrait considérer que les candidats frontistes feront une bonne affaire s'ils sont élus : ils percevront une indemnité parlementaire, auront droit à des collaborateurs rémunérés par l'assemblée dont ils seront membres, leur formation percevra une dotation publique et, s'ils sont suffisamment nombreux, ils pourront former un groupe qui bénéficiera lui aussi de moyens de fonctionnement. Bref, il pourrait être sensé d'appliquer une logique économique et commerciale en raisonnant ainsi. Mais les autres logiques pourraient paraître tout aussi fondées.


Le plus probable est que ce problème se pose au moment du dépôt des listes électorales. C'est alors au magistrat chargé de vérifier la validité des dépôts de candidature qu'il appartiendrait, dans une certaine urgence, de trancher ce litige. Sans nécessairement que cette décision ait un caractère définitif. Bref, en la matière, beaucoup de choses sont sans doute possibles.



 

Propos recueillis pour le journal RésistanceS par
MANUEL ABRAMOWICZ

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QUI EST JEAN FANIEL ?

Liégeois d’origine, après des études de sciences politiques à l'Université libre de Bruxelles (ULB), Jean Faniel entame un doctorat. Il est membre du Centre d’étude de la vie politique (CEVIPOL) de l'ULB. Depuis, Jean Faniel est l'un des chercheurs de l'équipe du Centre de recherche et d'information socio-politiques (CRISP).

 

Il est déjà l’auteur de plusieurs publications scientifiques : « Le vote d'extrême droite en Belgique francophone : enquête à Seraing » (Dossiers du Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, Bruxelles, 2000), « Le vote électronique en Belgique : un choix légitime ? », ouvrage collectif avec Pascal Delwit, Erol Külahci et Jean-Benoît Pilet (Academia press, Gand, 2004) …

 


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