Les réfugiés ont aussi été belges !

[RésistanceS.be > Jeudi 10 septembre 2015 - Modif. : 17 septembre 2015]






En mai 1940, en quelque jours, 800 000 réfugiés belges partaient sur la route de l'exil vers la France. En 1914, la fuite à l'étranger a concerné plus d'un million et demi de Belges. Il faut s'en rappeler. Et être solidaire aujourd'hui des exilés sur notre sol

> OPINION de Manuel Abramowicz publiée dans le quotidien La Libre Belgique du 9 septembre 2015. 



A l’heure actuelle, la question migratoire et asilaire fait massivement la « une » de l’actualité, avec des drames horribles qui se déroulent au quotidien. Le dernier en date « s’illustre » bien évidemment par la photo - qui est déjà devenue historique désormais - du corps sans vie d’Aylan Kurdi, enfant réfugié syrien de trois ans, retrouvé seul sur une plage de la côte turque, bien connue de millions de touristes européens.

Cette actualité se rythme encore par des surenchères politiciennes contre-productives, par la lâcheté de gouvernements occidentaux et proche-orientaux refusant d’accueillir des exilés sur leur sol, par le réflexe pavlovien de la « forteresse assiégée » de la part d’Etats-membres de l’Union européenne, par la coresponsabilité directe de nos gouvernements dans les raisons de l’exil de ces milliers de réfugiés, par le toupet scandaleux d’un intellectuel français ayant ordonné à son président de l’époque des bombardements pour des « raisons humanitaires », par la xénophobie ambiante endogène aux crises économiques et par l’exploitation nauséabonde de l’« épouvantail de l’invasion ». Ce dernier est agité avec force par les adeptes fanatiques de l’« Ordre » et de la « Sécurité ». Qu’ils soient naturellement d’extrême droite ou provenant des rangs de partis traditionnels, labellisés « démocrates », ils agissent dans l’objectif de « lepéniser » ou de « vlaamsbelanguiser » leur lexique idéologique, pour séduire et attirer les électeurs du Front national et du Vlaams Belang.

En cette période extrêmement douloureuse, face aux images qui nous sont renvoyées tous les jours par les médias d’information et pour contrecarrer les réactions égoïstes qu’elles provoquent chez ceux qui sont totalement étrangers à la compassion, à la solidarité, à la fraternité et à l’humanité, il est bon de rappeler notre propre histoire nationale. Dont des périodes cruciales ne sont, hélas, que trop peu, voire même pas du tout, enseignées dans les écoles.


Réfugiés belges…

Il y a quelques jours, j’ai acheté dans une bonne librairie bruxelloise la publication « Cureghem - Résistance et Déportation ». Elle a été éditée en septembre 2014 par diverses associations sociales et culturelles anderlechtoises (1). Elle aborde notamment l’histoire de la population juive immigrée, réfugiée politique et ouvrière vivant, bien avant la Seconde Guerre mondiale, dans ce quartier populaire de la commune bruxelloise d’Anderlecht, situé entre la gare du Midi et le canal de Bruxelles. La couverture de cette publication reprend une peinture de l’artiste anderlechtois Maurice De Winter.

A son sujet, il est écrit : « La toile représente le retour en 1941 (après l’invasion de la Belgique par l’Allemagne) de personnes qui avaient fui vers la France. Ils remontent la rue de Fiennes, en route vers l’Institut Notre-Dame où les réfugiés qui rentraient étaient accueillis. »

D’après le livre « La vie quotidienne des Belges sous l’occupation »(2), l’invasion de notre pays par le Reich hitlérien, le 10 mai 1940, et les 18 jours de combat qui suivirent, ont causé la destruction de plus de 10 000 immeubles, endommagé partiellement plus de 33 000 constructions, blessé 12 433 civils ou soldats, tué 5 367 militaires et plus de 12 000 civils. Ensuite, la défaite belge poussa - en quelques jours seulement - quelque 800 000 réfugiés sur la route de l’exil. Pour les auteurs de ce livre : « Le chiffre total d’un million et demi de réfugiés belges en France doit approcher de la réalité. »



© Blaise Dehon - La Libre Belgique
… des profiteurs !

Concernant leur accueil, ce livre sur l’occupation allemande dévoile que « vis-à-vis d’eux, le comportement des Français fut assez fluctuant. La sympathie condescendante traditionnelle envers les francophones fut plus modérée envers les Flamands supposés parler un patois allemand ». La capitulation de la Belgique et sa soumission à l’occupant « déclenchèrent des réactions incontrôlables et incontrôlées envers les réfugiés belges ». On y apprend ainsi que « certains Français dépourvus de tout esprit de fraternité croyaient devoir exercer contre les Belges des représailles ». Fuyant jusque dans l’ouest de la France, à Bordeaux, les autorités locales avaient émis une interdiction à nos réfugiés de s’y installer. Et ce, malgré le fait que leur « situation était catastrophique ». Plusieurs migrants belges y furent même assassinés par « des soldats français en déroute », les prenant pour des « agents de la Cinquième colonne » allemande s’infiltrant en France, comme avant-garde en vue de son invasion à venir. Aujourd’hui encore, la thèse conspirationniste d’une infiltration massive d’islamistes parmi les réfugiés est développée par les professionnels d’extrême droite - et pas que - de l’intoxication raciste.

Avant « l’An 40 », la France avait déjà ouvert ses frontières aux Belges, dès le début de la Première Guerre mondiale. En 1914, la fuite à l’étranger a concerné un Belge sur cinq, soit plus d’un million et demi de personnes. « L’entrée des troupes allemandes en Belgique en août 1914 provoque l’exode de centaines de milliers de Belges. Accueillis en France, ils sont reçus en héros, avant d’être taxés de profiteurs », mentionne un article publié sur le site de France 24 (3). Avec la précision suivante : « Au fur et à mesure des mois, le regard sur ces exilés change. En ces temps difficiles, certains Français se montrent de plus en plus hostiles. Ils les accusent de n’être que des profiteurs. ''Les réfugiés reçoivent des aides de l’Etat français, ce qui correspond à ce que reçoit la femme d’un poilu combattant. Avec le temps, on trouve que cela est une charge pour le pays'' , explique Jean-Pierre Popelier, auteur d’un livre sur ce mouvement massif de population intitulé "Le premier exode" (4). Les réfugiés ont également du mal à s’intégrer et à trouver du travail. »


Solidaire aujourd’hui

Dans notre histoire récente, au vingtième siècle, les réfugiés ont donc aussi été des Belges. Ciblés par les stéréotypes et les préjugés racistes alimentés par les nationalistes populistes, nos compatriotes d’antan furent concentrés aussi dans des camps pour migrants, avec d’autres exilés européens : Luxembourgeois, Hollandais, Allemands et Italiens (antifascistes), ainsi que des républicains espagnols (antifranquistes). Ils fuyaient tous la guerre pour éviter d’être affamés, persécutés, arrêtés, torturés, déportés, tués… comme aujourd’hui les Syriens et bien d’autres victimes de conflits armés de par le monde. Comme la famille du petit Aylan Kurdi.

Il faut s’en rappeler. Et être solidaire, pas seulement en pensée, avec les réfugiés et les migrants d’aujourd’hui. C’est un devoir politique, citoyen aussi.

MANUEL ABRAMOWICZ
Petit-fils de réfugiés, fils d'un réfugié, époux d'une réfugiée, enseignant en Haute-Ecole et rédacteur en chef du journal en ligne RésistanceS.be



Notes :
(1) « Cureghem - Partie 3 - Résistance et Déportation », édité par l’ADIF - Infor-Femmes, le Beeldenstorm, Het Zuiden in Zicht, Intal-ICS Heist-op-den-Berg, Oxfam-Wereldwinkel Hulshout, le MAKS - Media actie Kuregem-Stad, le Musée de la résistance de Belgique (sis à Anderlecht), le Syndicat des locataires et Tochten van Hoop Brussel, septembre 2014, Anderlecht, 87 pages, 13,95 €.
(2) Jacques de Launay et Jacques Offergeld, « La vie quotidienne des Belges sous l’occupation - 1940 1945 », éditions Paul Legrain, Bruxelles, 1082, p. 25 à 27 et 33 à 34.
(3) Stéphanie Trouillard, « Grande Guerre : l’exode oublié des Belges en France », article publié sur le site de France 24, le 30 décembre 2014 (en ligne : www.france24.com/fr/20140827-premiere-guerre-mondiale-exode-oublie-refugies-belges-france-popelier-sainte-adresse).
(4) Jean-Pierre Popelier, « La Grande guerre des réfugiés belges en France », éditions Vendemiaire, Paris, 2014, 260 pages.


RésistanceS est aussi sur






© Manuel Abramowicz - texte publié dans le quotidien La Libre Belgique du 9 septembre 2015, p. 22 et 23. Supplément spécial « L'accueil un devoir historique ».